En tant que critique, Jean-Luc Godard a visionné un très grand nombre d’œuvres cinématographiques, y puisant idées et images pour sa propre filmographie. Parmi les nombreux films vus par celui qui est devenu l’un des chefs de file majeurs de la Nouvelle Vague, il en est 10 qui l’ont particulièrement influencé.
Du moins selon le British Film Institute (BFI). La liste publiée par la vénérable institution contient des évidences… et quelques surprises. De quoi se donner quelques idées de projection en ces temps de confinement.
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1929 – L’homme à la caméra de Dziga Vertov
Il est difficile de connaître les films qui ont influencé les dernières réalisations de Godard, dès lors que ce dernier a décidé de se focaliser essentiellement sur la philosophie et la théorie marxiste. En 1968, il fonde toutefois le groupe Dziga Vertov, avec Jean-Pierre Gorin, du nom du réalisateur soviétique. Ce collectif cinématographique vise à produire des films militants d’orientation maoïste ; il est dissous en 1972, après la réalisation de Letter to Jane.
« Il ne suffit pas de prendre un drapeau, encore fallait-il le planter et marquer le territoire où nous étions et à partir duquel nous décidions de prendre l’offensive. Bref, il fallait, nous cinéastes, nous situer historiquement et pas dans n’importe quelle histoire, mais d’abord dans l’histoire du cinéma. D’où l’oriflamme Vertov, le « Kino-Pravda », le cinéma bolchevique. Et c’est ce cinéma-là qui est notre vraie date de naissance. » (Jean-Luc Godard)
« Vertov nous semblait être celui de tous les cinéastes soviétiques qui mettait le mieux en avant le fait que toute invention du contenu politique passe nécessairement par une réinvention de la forme, sans que celle-ci soit un instrument de domination – Vertov n’a pas ce rapport extrêmement ambigu avec le pouvoir qu’a Eisenstein. » (Jean-Henri Roger, co-réalisateur de British Sounds)
1950 – Orphée de Jean Cocteau
Une légende dit que lorsque Godard arriva à Paris, il proclama : « Je dois être le Cocteau de la nouvelle génération ». Vraie ou fausse, cette anecdote montre le profond respect de Godard pour son aîné. Cette influence est palpable dans Alphaville, Ours d’or à la Berlinale 1965 : plusieurs scènes sont directement inspirées d’Orphée de Jean Cocteau.
1954 – Johnny Guitare de Nicholas Ray
Dans une critique du film Amère Victoire de Nicholas Ray (1958), Jean-Luc Godard ne peut s’empêcher de s’exclamer : « Le cinéma, c’est Nicholas Ray ». L’influence du réalisateur américain sur le cinéaste français apparaît dans l’hommage que le second rend au premier au début de Pierrot le fou. Répondant à sa femme qui lui dit que si les enfants ne sont pas couchés, c’est parce qu’il les a autorisés une troisième fois à aller au cinéma, Ferdinand, le personnage joué par Jean-Paul Belmondo réplique : « Pour la troisième fois au cinéma… Évidemment, ils jouent Johnny Guitare en bas, il faut bien qu’ils s’instruisent ! » Godard fera d’autres allusions à Nicholas Ray, notamment dans Le Mépris ; le film Made in USA est dédié à Nicholas Ray et Samuel Fuller (dont nous reparlons plus bas).
1954 – Voyage en Italie de Roberto Rossellini
Les Cahiers du Cinéma, François Truffaut en tête, acclamèrent Voyage en Italie à sa sortie, louant sa capacité à unifier le classicisme cinématographique avec l’authenticité d’une réalisation proche du documentaire. Jean-Luc Godard écrivit alors : « Une fois que j’ai vu Voyage en Italie, j’ai su que, même si je n’avais jamais fait de films, je pourrais en faire ». Les deux réalisateurs eurent par la suite une relation mouvementée, marquée par plusieurs désaccords. Malgré tout, l’influence de l’Italien sur le Français est indéniable, Godard rendant hommage à Voyage en Italie avec Le Mépris. Par ailleurs, Godard réalise Les Carabiniers (1963), inspiré d’une pièce de théâtre que Rossellini avait tenté de réaliser, avant de devoir y renoncer, à la suite de plaintes venues des policiers italiens eux-mêmes. Selon le biographe de Rossellini, le scénariste Jean Gruault a enregistré le réalisateur italien, transmettant par la suite l’enregistrement à Godard.
1956 – La Rue de la honte de Kenji Mizoguchi
Le critique français Jean Douchet est, au sujet de cette influence, on ne peut plus clair : « Vivre sa vie aurait été impossible sans La Rue de la honte, le dernier et le plus sublime film de Mizoguchi. » Vivre sa vie raconte l’histoire de Nana, jeune vendeuse désargentée qui, rêvant de devenir actrice, en vient progressivement à la prostitution. Certaines scènes, ainsi que l’atmosphère générale du film, rappellent la maison de passes de Tokyo, filmée par Kenji Mizoguchi.
1957 – Quarante tueurs de Samuel Fuller
Nous l’avons écrit plus haut : le film Made in USA est dédié à Nicholas Ray et Samuel Fuller. Ce n’est cependant pas le seul hommage rendu par Jean-Luc Godard au réalisateur américain. Dans une scène de Pierrot le fou, le personnage jouée par Jean-Paul Belmondo s’adresse à Samuel Fuller, joué par lui-même : « J’ai toujours voulu savoir ce que c’était exactement que le cinéma… » L’Américain de lui répondre en anglais : “Film is like a battleground: love, hate, action, death… In one word, emotion”. À plusieurs reprises dans Les Cahiers du Cinéma, Godard rend hommage à Samuel Fuller, à ses réalisations brutales, politiques et pessimistes.
1959 – Pickpocket de Robert Bresson
Outre Jean Cocteau, un autre réalisateur français marqua Jean-Luc Godard : Robert Bresson. Dans sa liste des 10 meilleurs films pour les Cahiers du Cinéma, en 1959, Godard cite Pickpocket comme le meilleur film de l’année. Tandis que Bresson filmait dans les rues de Paris, lui-même réalisait son premier films, À bout de souffle. Tout semble pourtant opposer les deux hommes, Bresson affirmant un cinéma spirituel, fondé sur sa foi catholique, alors que Godard se dit athée. Pour autant, le premier eut une influence durable sur son cadet. Bien que Godard considère Pickpocket comme l’inspiration principale de son film Le Petit Soldat (1960), c’est dans Vivre sa vie (1962) que cette influence est la plus évidente, notamment en raison de cette fragmentation en 12 volets.
1992 – Et la vie continue d’Abbas Kiarostami
Après qu’il a vu Et la vie continue, Godard prononça cette fameuse sentence : « Le cinéma commence avec D.W. Griffith et prend fin avec Abbas Kiarostami ». Phrase qu’il aurait regrettée par la suite, à mesure qu’il a pris ses distances avec un cinéma, souvent critique, du réalisateur iranien. Une influence de ce dernier sur le Français est néanmoins indéniable, notamment dans l’un de ses films les plus récents : Notre musique (2004). Plus généralement, la frontière poreuse entre fiction et réalité, si souvent mise en jeu par Kiarostami et théorisée par André Bazin dans un ouvrage qui influença considérablement Godard, Ontologie de l’image photographique, trouve un fort écho dans les réalisations tardives du cinéaste français.
1993 – La liste de Schindler de Steven Spielberg
En 1967, Jean-Claude Godard achève son film Week-end avec cette sentence énigmatique : « FIN DE CINÉMA ». Il ne s’agit pas simplement d’une fin à la période narrative, à l’esthétique reconnaissable, dans la carrière de Godard, mais de son rejet total de l’industrie cinématographique. Il est difficile par la suite de déceler l’un ou l’autre influence, jusqu’à la sortie de La liste de Schindler, en 1993, qui provoque la colère du réalisateur français. Deux ans plus tard, alors que le New York Film Critics’ Circle souhaite mettre Godard à l’honneur, ce dernier refuse, envoyant en retour une liste de neuf aspects du cinéma américain que le Français n’a pas été capable d’influencer. Le premier point est son échec « à empêcher M. Spielberg de reconstruire Auschwitz ». L’acte de reconstituer un camp de concentration est, pour Godard, une obscénité ; cette préoccupation est telle qu’il en fait l’un des thèes majeurs de Histoire(s) du cinéma et de Éloge de l’amour (2001). Influence paradoxale par conséquent.
2014 – From Caligari to Hitler: German Cinema in the Age of the Masses de Rüdiger Suchsland
Il y a fort à parier que Jean-Luc Godard n’a jamais vu le film de Rüdiger Suchsland. Pourquoi, dès lors, le British Film Institute l’inscrit-il dans la courte liste des dix films influençant Godard ? Parce qu’il s’inspire d’un livre éponyme du célèbre sociologue Siegfried Kracauer, qui servit de matériau central au film de Godard : Allemagne année 90 neuf zéro. Solitudes, un état et des variations (1990). L’ouvrage de Kracauer est une des clefs qui permet de comprendre la fascination du réalisateur français pour les interactions entre le cinéma et l’histoire.
Oscillant entre la narration et l’essai, Allemagne année 90 neuf zéro cherche à souligner les parallèles entre la chute du Mur de Berlin et la république de Weimar, qui précéda l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Godard insère même des extraits cinématographiques de cette époque dans la dernière scène de son film, notamment du Testament de Dr Mabuse, film de Fritz Lang paru en 1933. Signe que le cinéma hante l’histoire collective et en dessine les contours.
Vanessa LUDIER
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Crédits photographiques : James Stencilowsky – Flickr