Il a critiqué, tout au long de sa vie et de son œuvre, la bourgeoisie, les affres du consumérisme et les déviances du fascisme. L’homme par qui le scandale est souvent arrivé, lui qui fut poète, écrivain, peintre, scénariste et réalisateur italien, Pier Paolo Pasolini aurait eu 100 ans ce samedi 5 mars 2022.

Assassiné le 2 novembre 1975 à l’âge de cinquante-trois ans, alors qu’il termine le montage de son tout dernier film Salo ou les 120 journées de Sodome, Pasolini est un artiste complet : un auteur engagé et anticonformiste, un poète cinglant et prophétique, un cinéaste sulfureux et contestataire, un penseur libre et radical.

Celui qui a tant critiqué, à travers son œuvre, la bourgeoisie, les affres du consumérisme et les déviances du fascisme, a été tout au long de sa carrière imprégné d’un parfum de scandale. « Scandaliser est un droit. Être scandalisé, un plaisir. Quiconque refuse le plaisir d’être scandalisé est un blême moraliste », écrivait-il.

Retour sur la vie et la carrière d’un artiste incontournable du XXe siècle, à travers 5 petites anecdotes cinématographiques.

1/ Un écrivain… avant tout ?

Si Pier Paolo Pasolini s’est illustré dans de nombreux domaines artistiques, il se définit lui-même avant tout comme écrivain. De ses premiers écrits au début des années 1940 jusqu’à sa mort, sa bibliographie est considérable : poèmes, romans, nouvelles, essais, correspondance, pièces de théâtre…

C’est donc sans surprise qu’il réalise ses premiers pas dans le cinéma par le biais de l’écriture, comme aide scénariste pour de nombreux réalisateurs. Sa première collaboration sur un scénario date de 1954, pour le film La fille du fleuve de Mario Soldati. Il travaille régulièrement avec son ami réalisateur Mauro Bolognini, mais aussi avec Franco Rossi, Bernardo Bertolucci, ou encore Federico Fellini.

Anecdote peu connue : après une première collaboration avec Fellini, comme dialoguiste de son film Les Nuits de Cabiria en 1956, Pasolini participe au scénario de La Dolce Vita, Palme d’or 1960, mais ne sera pas crédité. Cette même année, Pasolini franchit le cap de la réalisation et tourne son premier film, Accattone, aidé par Bolognini et Fellini.

2/ Des scandales à répétition

Tout le monde connaît, au moins de nom, le dernier film de Pasolini, Salo, ou les 120 journées de Sodome, sorti en salles six mois après la mort du réalisateur italien, tant le film a choqué, affecté et divisé la critique et les spectateurs.

Mais ce scandale n’est que le dernier d’une longue série : on peut dire qu’ils rythment la vie de Pasolini ! Avant même de passer à la réalisation, certains de ses écrits attirent les foudres d’une Italie alors très conservatrice, entre dépôt de plaintes, procès et censure. C’est le cas de son roman Les Ragazzi, paru en 1954, qui aborde le thème de la prostitution masculine, pour lequel une plainte est déposée pour « caractère pornographique », procès pour lequel il est finalement acquitté ; puis son roman Une vie violente, en 1959, est en partie censuré puis attaqué en justice par le journal catholique Azione Cattolica, pour « obscénité ».

Au cinéma, dès son second long-métrage, Mamma Roma (1962), Pasolini subit une campagne de dénigrement et reçoit une nouvelle plainte pour « obscénité », cette fois déposée par un policier.

Seulement un an plus tard, il participe au film à sketches Rogopag, avec Roberto Rossellini, Jean-Luc Godard et Ugo Gregoretti. Pasolini réalise le troisième sketch, Ricotta, autour de la passion du Christ, ce qui lui vaut un procès pour « outrage à la religion d’État » : il écope d’une peine de quatre mois de prison avec sursis. Son sketch Ricotta est alors retiré du film.

Ironie du sort, l’année suivante, en 1964, Pasolini réalise un film sur la vie du Christ, L’Évangile selon saint Matthieu, après une documentation approfondie auprès d’experts bibliques et de longs repérages en Palestine. Le film figure dans la « Liste des meilleurs films selon le Vatican », depuis 1995 !

3/ Un très bon documentariste

Avant chacune de ses fictions, Pasolini passe par un scrupuleux travail de documentation. Il réalise d’ailleurs plusieurs documentaires, tentant par tous les moyens d’analyser et de dénoncer cette société qui le désespère, dans un élan perpétuel de révolte.

Il commence par parcourir l’Italie de long en large pour son premier documentaire, Enquêtes sur la sexualité, dénonçant l’hypocrisie de la petite bourgeoisie caractérisée par un « sexe comme devoir », en opposition au « sexe comme plaisir » des milieux populaires.

Mais Pasolini ne s’arrête pas aux frontières de sa terre natale. Il réalise des documentaires à travers le monde entier, résultant le plus souvent de repérages approfondis en prévision d’un film à venir (aboutissant ou non à une réalisation effective). C’est le cas, donc, de Repérages en Palestine pour L’Évangile selon saint Matthieu, dans lequel il se désole de l’apparente modernité du pays.

Mais Pasolini parcourt aussi l’Inde, voyage qui aboutit à son documentaire : Notes pour un film sur l’Inde ; il filme le Yémen, dans son film Les murs de Sanaa, adressé à l’UNESCO pour la préservation de la ville et de sa forteresse ; puis il voyage en Ouganda et en Tanzanie, dans son documentaire Carnet de notes pour une Orestie africaine, à la recherche de ses acteurs dans l’optique d’adapter L’Orestie d’Eschyle au cinéma – un projet qui ne voit malheureusement jamais le jour…

4/ Maria Callas chez Pasolini

En 1969, Pasolini réalise Médée, film adapté de la pièce éponyme d’Euripide. C’est la deuxième fois qu’il s’inspire de la mythologie grecque, après Œdipe Roi, réalisé en 1967 et tiré de la tragédie de Sophocle.

Tourné à Pise, en Syrie et en Turquie, Pasolini offre le rôle-titre à la chanteuse lyrique Maria Callas, qu’il admire énormément. Ce n’est pas la première fois que « La Callas » est courtisée par des producteurs et des réalisateurs, mais elle ne cesse de décliner les propositions. Elle accepte celle de Pasolini, pour ce qui est son unique rôle au cinéma.

Pendant le tournage, Maria Callas, angoissée, fatiguée, perd sa voix et doit être doublée sur certaines scènes. Un soir de tournage, sentant son angoisse et sa frustration, le réalisateur italien lui adresse une magnifique lettre.

« Tu es comme une pierre précieuse que l’on brise violemment en mille éclats pour qu’elle puisse ensuite être restituée dans une matière plus durable que celle de la vie, c’est-à-dire la matière de la poésie. […] Aujourd’hui, j’ai saisi un instant de ta splendeur, alors que tu aurais voulu me l’offrir tout entière. Mais ce n’est pas possible. À chaque jour sa lueur, et à la fin, on aura la lumière entière et intacte. Il y a aussi le fait que je parle peu, ou que j’ai tendance à m’exprimer de façon incompréhensible. Mais on peut facilement remédier à cela : c’est comme si j’étais en transe, j’ai une vision ou plutôt des visions, les « Visions de la Médée » ; dans cet état d’urgence, tu dois te montrer patiente avec moi, et m’arracher les paroles par la force. Je t’embrasse. PPP« 

Dans le film biographique Pasolini, réalisé par Abel Ferrera en 2014, c’est la voix de Maria Callas qui accompagne les derniers instants du réalisateur, interprété par Willem Dafoe, sur l’air enjoué de « Une Voce poca fa » extrait du Barbier de Séville.

Le réalisateur explique son choix ainsi : « La Callas faisait partie de la vie de Pasolini, mais nous avons choisi la musique en regardant ses films. C’est peut-être Callas qui empêcha Pasolini de se suicider en 1969. »

5/ Le cinéma et la mort

Après avoir réalisé la « Trilogie de la vie » – Le Décaméron (1971), Les Contes de Canterbury (1972) et Les Mille et Une Nuits (1974) –, Pasolini veut se consacrer à la réalisation d’une « Trilogie de la mort ». Il l’entame avec le tournage de Salo, ou les 120 journées de Sodome, en 1975, qui est finalement son film testament.

Au mois d’août, les négatifs originaux du film sont dérobés contre rançon. Le 2 novembre, en plein montage de son film, Pier Paolo Pasolini est assassiné sauvagement à coups de bâton, puis écrasé par sa propre voiture, sur la plage d’Ostie. Cet assassinat engendre un grand nombre de rumeurs et garde, aujourd’hui encore, une part de mystère : son homosexualité, son œuvre, ses opinions politiques ouvertement communistes, sont autant de mobiles suspectés.

C’est un jeune prostitué mineur, Giuseppe Pelosi, arrêté au volant de la voiture du réalisateur, qui est condamné à neuf ans de prison pour « crime d’homicide volontaire avec le concours d’inconnus », sans que personne ne retrouve ces « inconnus ».

Les mystères autour de cette mort violente alimentent deux fictions : le film précédemment cité, Pasolini d’Abel Ferrera, en 2014, et L’affaire Pasolini de David Grieco, en 2016, ce dernier ayant travaillé comme acteur et collaborateur de Pasolini. Les deux films se concentrent uniquement sur les derniers jours de la vie de Pier Paolo Pasolini.

Maïlys GELIN