Ala Changso est une œuvre pour humanité confinée, qu’elle le soit par des contraintes extérieures ou par des obstacles intérieurs. Ce joli film relate un pèlerinage vers la ville sainte de Lhassa, nous faisant retrouver le goût de la quête humaine et spirituelle qui sommeille toujours en nous, êtres de désir, face à la mort qui rôde.

Ala Changso de Sonthar Gyal, qui devait sortir le 11 novembre dernier sur les écrans français, vient finalement de paraître en VàD sur le site cinecroisette.com

Synopsis – Apprenant qu’elle souffre d’une maladie grave, Drolma, une femme tibétaine, décide d’effectuer un éprouvant pèlerinage jusqu’à Lhassa. Elle part sans révéler sa maladie à Dorje son époux. Elle dissimule également un secret. Elle part donc au plus vite et décide de partir seule. Mais son mari et le fils d’un premier mariage la rejoignent quelques semaines plus tard sur la route.

« Om maṇi padme hūm »

Dans des paysages d’une beauté sauvage, à la fois aride et vertigineuse, servis par la photographie de Wang Weihua, qui avait auparavant travaillé sur l’image de Knife in the Clear Water de Wang Xuebo (2016), le réalisateur Sonthar Gyal nous entraîne dans l’aventure de cette femme qui, fuyant les recommandations rationnelles liées à sa maladie et honorant la parole donnée à un mort, son premier mari et père de son fils Norbu, se rend en pèlerinage à Lhassa « en se prosternant ».

Faire ce pèlerinage « en se prosternant » signifie parcourir des centaines de kilomètres à pieds en se prosternant tous les trois pas et en psalmodiant le mantra de la grande compassion, « Om maṇi padme hūm », au cœur du bouddhisme au Tibet. Une telle tradition n’est pas sans faire penser à la tradition chrétienne orientale de la prière du cœur, dite aussi prière de Jésus, qui consiste en la répétition – étroitement liée à l’acte même de respiration – de la formule : « Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur. » Elle est par exemple au centre d’un film tel que L’Île de Pavel Lounguine.

Si l’habitat et les coutumes sont typiques du Tibet, la première demi-heure du film n’est pas sans faire penser au monde occidental ou, faudrait-il plutôt dire, au village mondialisé : un hôpital quelconque, des radios ordinaires, un fumeur de cigarette électronique, des voitures et des scooters, une maladie universelle (probablement un cancer), des sentiments humains généraux… Seuls les dialogues, dans la grande tradition des films asiatiques, sont parcimonieux, resserrés et denses.

Universalité du désir profond

Ce n’est que lorsque Drolma (Nyima Sungsung) entame son pèlerinage que la singularité de l’œuvre apparaît, c’est-à-dire lorsqu’elle s’en va puiser aux racines de sa culture, de son humanité singulière, retrouvant le contact rugueux de la terre, par ses pieds qui foulent le sol, par ses mains qui l’agrippent, par son corps tout entier qui l’étreint. C’est dans cet enracinement insolite que, paradoxalement, nous voyons se déployer la plus belle universalité. Car ce cheminement qu’elle entame, cette marche à travers tout un pays et à l’intérieur d’elle-même, nous semble plus réelle que la maladie qui la dévore inexorablement : la soif d’un horizon à atteindre fait davantage sens que le fait d’abandonner sa chair aux perfusions et aux tuyaux jusqu’à ce que mort s’ensuive. La maladie est un parasite exogène tandis que le désir, dont l’espérance est une fine pointe, constitue notre être profond.

Nous sommes essentiellement des êtres de désir ; la mort vient nous le rappeler lorsqu’elle s’apprête à nous cueillir. On en avait eu un exemple bien terne – mais ô combien représentatif – lors de la sortie de The Bucket List, de Rob Reiner (2007), dans lequel Jack Nicholson et Morgan Freeman s’adonnent à tous leurs fantasmes après qu’ils ont appris qu’ils étaient tous deux condamnés. Un film en apparence amusant, mais qui m’avait paru si triste, l’horizon de ces deux hommes, nonobstant l’obligatoire amitié qui allait les lier en dépit (du poncif) de leurs différences sociales, se résumant à une succession de souhaits bien superficiels et, en un sens, autocentrés. Ils ne font que donner leur vie à eux-mêmes, sans exigence ni engagement.

Vivre en chemin

Ala Changso se situe à un tout autre plan, humainement et spirituellement. Le titre, selon le dossier de presse, serait la transcription d’une chanson populaire signifiant « Bois un verre de cet excellent vin ! », que l’on entend dans le film. Il est le pendant de la quête verticale qui mène à la terre des dieux, située sur les hauts plateaux du Tibet : il est la tendre rengaine d’une famille recomposée, en attente de pardon, de réconciliation et d’harmonie. Si cet équilibre du grandiose naturel (lumière très vive) et du simple quotidien (clair-obscur) n’est pas sans faire penser à la vision d’un Terrence Malick, la manière de filmer de Sonthar Gyal s’en éloigne radicalement, par une constante et paisible sobriété. Communion aux dieux et communication entre les hommes sont les deux versants indissociables d’une même crête, sous peine de tomber dans un mysticisme désincarné ou un humanisme matérialiste.

Morts et vivants se retrouvent ainsi sur une même route, qui mène aux portes de Lhassa qu’on ne fait qu’entrapercevoir, de loin, à travers le regard de l’enfant. Qu’importe ? Tous les marcheurs – randonneurs ou pèlerins – le savent, la destination importe finalement moins que le chemin lui-même.

Sonthar Gyal nous donne à contempler un au-delà des vastes paysages, des questions rituelles ou des seules relations familiales, en nous ramenant au plus intime de nous-mêmes. Celui qui marche, vit. Celui qui est arrivé, meurt. Ce qui se passe après est une tout autre histoire – il n’est nul film pour nous le révéler.

Pierre GELIN-MONASTIER



Sonthar Gyal, Ala Changso, Chine, 2018, 109mn (VF/VOST)

Sortie : en VàD le 11 novembre 2020.

Avec : Nyima Sungsung, Yungdrung Gyal, Sechok Gyal, Jinpa
Scénario : Sonthar Gyal, Zhaxidawa
Photographie : Wang Weihua
Montage : Sangdak Jyab, Tsering Wangshug

Production : Skudia, Garuda Films, Channy Dynasty (Beijing Chengli Qiandai Filming Business Co)
Distribution : Ciné Croisette

 



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