Il y a les mercenaires qui réalisent des films écrits par d’autres et ceux qui « portent » un film qu’ils ont écrit. La documentariste Élisabeth Jonniaux est de ceux-là. Portrait de la réalisatrice autrice à la veille d’un tournage.

Entre son sac de voyage et ses cartes-mémoire, Élisabeth Jonniaux cherche ses mots : « J’ai tellement de choses à faire ! » C’est d’abord un sentiment de panique « et puis au final, on s’en sort toujours ». C’est vrai pour elle comme pour tous les auteurs réalisateurs, ceux qui portent un film qu’ils ont écrit. En ce vingtième jour de second confinement, elle aimerait pouvoir « dérusher » les premiers jours tournés car son montage, sans transition, commencera tout de suite derrière. Mais en aura-t-elle le temps ? Demain débute une nouvelle semaine de tournage à Amiens.

Ce projet, elle l’a écrit il y a bientôt trois ans ; et maintenant qu’il faut le réaliser, tout se superpose : le dérushage, les derniers rendez-vous à caler, le plan de travail, les lieux, les contacts et profils des interviewés, les scènes à ne pas manquer, les illustrations à prendre en quantité, « On n’en a jamais assez. » In extrémis, elle a trouvé où tourner les images de pavillons et leurs jardins qui lui manquaient. Il y a aussi les questions, les autorisations, la régie des dépenses d’hébergement, de nourriture et de transport à gérer… La réalisatrice est aussi la cheffe de l’équipe.

C’est son sixième long-métrage documentaire. Son producteur, Les Docs du Nord, basé à Roubaix, est confiant ; la chaîne Wéo, qui diffusera ce film, Anatomie d’un plan social, dans les Hauts-de-France, aussi. « Je m’intéresse aux conséquences humaines des plans sociaux. J’essaye de documenter ce qu’est un plan social sous toutes ses formes, juridique, politique… De ce point de vue, c’est une enquête journalistique serrée. Mais je dois penser aussi à la scénographie, comment raconter l’histoire. L’approche humaine est importante. Mon point de vue est celui de l’ouvrier. »

Quelques jours plus tard, on la retrouve en plein tournage. « Le plus difficile, c’est de rassurer les témoins. Ils ont peur des représailles, peur de s’exposer et de ne pas retrouver du travail. Et puis il y a cette défiance vis-à-vis des médias, une difficulté à faire la différence entre les news du journal d’info et le format documentaire, plus empathique. J’ouvre toujours les échanges sur mon approche artistique et sur la sincérité de mon engagement de documentariste. »

Documentariste engagée, elle relate des luttes

Cette fois, nous « tchatons » sur Messenger. Élisabeth Jonniaux et son équipe viennent de rentrer et il est tard. « Les murs du Airbnb sont fins comme du papier journal et le chef opérateur dort. » Ils se connaissent bien. Ils ont déjà tourné ensemble les teasers de deux de ses projets « Le ‘‘teaser’’ est devenu un passage obligatoire pour “pitcher” les films, en particulier les projets compliqués à monter financièrement. » Ses films le sont souvent : documentariste engagée, elle relate des luttes sociales comme Anatomie d’un plan social, en cours de tournage avec les ex-ouvriers Goodyear, des enjeux écologiques planétaires tel L’Usine à gaz, une enquête sur le marché mondial du carbone ou encore Kosovo, mission inachevée, une réflexion sur la mission de paix avant l’indépendance de ce pays.

Dix jours plus tard, la voilà déjà en salle de montage. Le tournage qui s’achève s’est effiloché sur plusieurs mois, durant l’été et l’automne. Et comme souvent, rien ne s’est déroulé comme prévu.

« On traite le doc comme si c’était de la fiction. On pousse les réalisateurs à écrire et écrire encore à l’avance. Ça nous prend des mois, des années pour arriver à convaincre sur le papier. Mais neuf fois sur dix, le doc finit par s’écrire au fil de l’eau pendant le tournage car on est tributaire du réel et on doit bien le suivre. Hélas, il y a un manque de confiance dans les réalisateurs et le réel. » Un moment après, elle tempère : « Bien sûr que c’est important de réfléchir en amont. Mais il faut arrêter de demander des “séquenciers” car c’est absurde. L’histoire n’est jamais écrite à l’avance. »

Alors, comment payer ses factures quand ce travail d’auteur, ce temps d’écriture si nécessaire mais si long et si vite oublié au moment du tournage, n’est pas payé ou si peu ? Comment tourner un film par an, le minimum pour vivre de son métier quand il en faut au moins trois pour écrire et convaincre ? « En vérité, les temps d’écriture sont beaucoup trop longs pour qu’on puisse faire un film par an ! Il faudrait des salaires plus importants à la réalisation et une meilleure rémunération de l’écriture pour s’en sortir. C’est mon cinquième film depuis la fac de cinéma et les Ateliers Varan. Sachant qu’un film est payé en moyenne de 3 000 à 30 000 euros, faites le calcul… »

Fort heureusement, l’écosystème du documentaire avec ses mécanismes de financement des films, elle le maîtrise à merveille. Des aides à l’écriture du CNC, elle en a eu, des aides au développement aussi ! Le revenu de remplacement des intermittents a fait le reste… Cette année, elle a même bénéficié du chômage partiel. « La COVID-19 a changé le cours du film car il a changé la réalité. Je devais tourner en mars dernier et j’ai dû attendre la fin du confinement. De ce fait, j’ai pris du retard sur l’histoire qui était en cours. »

Mais la parenthèse obligatoire a stimulé sa réflexion… Elle qui n’a jamais songé à changer de métier mais qui veut en changer les pratiques, s’était engagée, un an avant le confinement, dans la co-création d’un syndicat, la GARRD (Guilde des auteurs réalisateurs de reportage et documentaires). Elle vient d’en démissionner. « Par rapport aux réalisateurs de magazines, la voix des documentaristes de création n’était pas assez prise en compte. » La pandémie a aussi stimulé sa créativité. Avec quatre de ses amis réalisateurs, qui à la montagne, qui à la mer, qui en ville, elle a co-réalisé, avec un portable, La Distanciation, prochainement diffusé sur France 3 Bretagne et France 3 Normandie. « Il fallait bien qu’on continue de filmer, de témoigner, de rendre compte. »

Kakie ROUBAUD

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Autres volets de notre série « 25 nuances de documentaristes » :
Samuel Lajus : L’ordre et la matière

 



Photo extraite de La distanciation, film co-réalisé par Robin Hunzinger, Brigitte Chevet, Martin Benoît, Aubin Hellot et Élisabeth Jonniaux. Produit par Vivement Lundi sur France Télévisions.



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