Critique – La cinéaste québécoise Sophie Deraspe transpose la célèbre héroïne antique de Sophocle dans le Montréal d’aujourd’hui. Si le film n’est pas sans limites, il révèle de belles surprises, tout en subtilités, avec une interprétation magistrale de Nahéma Ricci. Antigone fut notamment le candidat du Canada pour l’Oscar du meilleur film international.
Le film sort en salles ce mercredi 2 septembre 2020.
Synopsis – Antigone est une jeune Kabyle en attente de la citoyenneté canadienne, arrivée avec sa grand-mère, ses deux frères et sa sœur au Québec après le meurtre de ses deux parents. Adolescente intelligente et élève appliquée, elle est soudain prise dans un drame familial. Lors d’un contrôle de police, son frère Étéocle, aîné de la fratrie, est tué, tandis que Polynice est emprisonné pour avoir tenté de s’interposer. Son frère étant menacé d’expulsion par les divers Créon du système, Antigone décide de l’aider à s’évader en prenant sa place, devenant à son insu une héroïne des réseaux sociaux…
D’Antigone à Fredy Villanueva
Tout dans le résumé de ce film est susceptible de nous faire fuir, tant il semble conjuguer et multiplier les clichés à l’infini, en se donnant cette sécurité si accommodante – pour ne pas dire lâche ! – du mythe antique à la sauce idéologique contemporaine. Antigone se révèle finalement être une bonne surprise, non que l’œuvre soit sans défaut, mais parce que la réalisatrice Sophie Deraspe, qui signe ici son quatrième long-métrage, évite l’écueil d’une injection de moraline bon marché.
Incarnée avec virtuosité par Nahéma Ricci, Antigone a la limpidité de ces héroïnes aux réponses désarmantes, parce que dénuées de toute argumentation. On pense évidemment à la jeune fille de l’Antiquité, à qui elle doit son prénom, mais aussi à Jeanne d’Arc, dont les minutes du procès ont donné lieu au vertigineux Procès de Jeanne d’Arc de Robert Bresson (1962), avec Florence Delay dans le rôle-titre.
Outre le mythe antique de Sophocle, Sophie Deraspe s’inspire de l’affaire Fredy Villanueva, du nom de ce jeune homme hondurien de dix-huit ans, sans antécédents judiciaires, abattu par les forces de police à Montréal en août 2008, entraînant des émeutes le lendemain du drame. Dans le film, Étéocle et Polynice ne sont cependant pas sans taches, ce qui se révèlera être un argument de poids pour les policiers et les juges, cherchant à faire fléchir la jeune héroïne. À une heure où l’on parle souvent de distinction entre homme et actes (ou entre homme et œuvres d’art), voilà qu’elle distingue l’immoralité des deux jeunes hommes et le soutien à ses frères.
Légalité vs Légitimité
Dans la sempiternelle querelle – autant politique qu’intime – entre légitimité et légalité, elle invoque la loi du cœur, qui est chez elle loi du sang, celui de son frère mort, celui de son frère encore à « sauver » (mot qu’elle emploie au soir de l’enterrement du premier) parce qu’incapable de survivre s’il est « déporté » là-bas, sur sa terre originelle. Tandis qu’Antigone est une honnête et bonne citoyenne, ses frères fréquentent a contrario les Habibi (terme arabe signifiant « chéri »), un groupe connu pour ses trafics en tous genres. En l’absence de citoyenneté, un renvoi au pays est plus que probable.
Elle discerne en elle ce qui est le mieux à partir des principes qui lui sont propres : elle assume son choix en restant elle-même, polie, rationnelle, ferme. Mais c’est précisément lorsqu’elle s’extrait du syndrome du « sauveur » que l’héroïne échappe au psychologisme frontal et si souvent complaisant. Ainsi, quand elle comprend que son frère ne saisit pas la chance qu’elle lui donne, la colère et une forme de folie la submergent, lui donnant une fragilité inattendue.
Plus encore, il y a cette scène centrale, qui confronte la jeune fille avec une femme aveugle et psychologue de profession (Lise Castonguay), répondant au nom de Térésa, réminiscence évidente de Tirésias, le devin aveugle de Thèbes, aujourd’hui (hélas !) réduit à la plus fine pointe de la spiritualité contemporaine, à savoir l’inconscient quasi psychanalytique. En s’interrogeant sur le dilemme, le « combat insoluble » qui s’offre à elle – « la citoyenneté ou mon frère », « la vie civile ou la famille », « la loi de ton cœur et la loi des hommes » –, Antigone laisse soudain jaillir la raison profonde de ses actes : la présence des morts, dont le jugement pèse plus dans sa balance personnelle que celui des vivants. Ce cri des morts, qui sourd en elle, justifie son positionnement, ses actes, comme une fatalité qui la déborde.
On pense soudain, comme en écho, à ces vers de Réginald Gaillard, à tous les morts proches et lointains qu’il célèbre dans un magnifique poème intitulé ‘‘OSSUAIRE. Les os saints de mes morts’’ (L’Échelle invisible, Ad Solem, 2015). Le poète conclut par ces mots :
« Qu’importe si leur foi ne fut d’acier, mais faillible,
car elle fut sainte, je vous le dis. Telle est la communion
de mes saints. Telle est la communion de ceux qui vivent
En moi. Ils sont morts,
– ils sont vivants. »
Prendre sur soi ?
Mais les morts sont malheureusement, dans le même temps, le creuset de justifications plus indulgentes : les actes les plus noirs de Polynice, gentil garçon au demeurant, viendraient notamment du fait qu’il n’a eu personne pour le prendre dans les bras lorsqu’ils tendaient les siens… Peut-être est-ce là une des deux limites que nous voyons à cette œuvre.
Du mythe de Sophocle aux réécritures contemporaines d’Anouilh ou de Bauchau, Antigone honore les morts, ses frères, sans retirer de responsabilité à quiconque. Dans l’Antigone de Sophie Deraspe, elle déresponsabilise Polynice (Rawad El-Zein) en prenant sa place en prison. Il y a là un problème de positionnement car, sauf à tout considérer par la seule affectivité spontanée, il est rarement juste de tout prendre sur soi. Polynice n’est pas dans un danger immédiat tel qu’il faille prendre sa place, à l’instar d’un Maximilien Kolbe échangeant sa vie contre celle d’un père de famille à Auschwitz ou, plus proche de nous, d’un Arnaud Beltrame, victime du terrorisme islamique après s’être substitué à un otage.
Antigone adhère ainsi à un déterminisme conséquentialiste : tandis qu’elle encourage le père de son amoureux, Hémon, en exprimant la confiance que tous deux portent à ce dernier, elle ne place aucune foi en son propre frère, le pensant d’emblée incapable sinon de s’en sortir, du moins d’évoluer, de trouver de la force dans une situation de vulnérabilité.
Sophie Deraspe déjoue intelligemment cette limite, par une conclusion dont nous ne dévoilerons rien, sinon qu’elle manifeste l’impasse d’une telle démarche. La communion d’Antigone avec sa famille doit emprunter d’autres sentiers, qui préservent la responsabilité de chacun.
Pertinence du poids mythologique
La seconde limite est davantage une interrogation : qu’aurions-nous reçu d’une telle œuvre sans tout le poids mythologique conféré aux personnages ? Qui connaît le mythe ne peut s’empêcher d’interroger l’adéquation ou non de cette Antigone des temps modernes avec celle antique. Plutôt que de s’interroger sur le personnage, nous nous demandons en quoi elle est ou non Antigone. Telle est une question que l’on ne devrait probablement pas se poser d’emblée, car il donne a priori un prisme qui enferme notre regard, ainsi que des clefs d’interprétations qui privent le spectateur d’une liberté sur l’œuvre.
Le recours à la mythologie constitue un axe évidemment fort de l’art, des classiques du XVIIe siècle aux œuvres nées à partir de l’entre-deux guerres du siècle dernier : Jean Anouilh, Jean Giraudoux, Jean Cocteau, Henry de Montherlant, Jean-Paul Sartre… Il n’y a donc a priori rien de surprenant à ce qu’une telle tradition perdure et soit renouvelée par des approches contemporaines.
Il y a néanmoins deux approches divergentes : celle, conventionnelle, qui consiste à repartir du mythe antique afin de lui donner des consonnances contemporaines (c’est le cas des auteurs cités précédemment) ; la seconde, plus récente, consiste à affubler de noms antiques des « héros » résolument actuels. Cette dernière tendance est de plus en plus frappante.
Je comprends évidemment l’intention mais, sans juger du bien-fondé général de la démarche, je ne peux néanmoins pas m’empêcher d’y voir, la plupart du temps, un constat d’échec, comme si les œuvres artistiques contemporaines étaient impuissantes à créer de nouvelles mythologies, ou des héros qui résonnent dans le temps, dans la langue par exemple, jusqu’à devenir un verbe, un adjectif, un substantif, tel le Don Juan de Tirso de Molina, de Molière et de Mozart. Pire, je serais parfois enclin à y voir un pillage en bonne et due forme de la notoriété et de l’autorité du répertoire antique, afin de rendre plus crédible et moins critiquable l’écriture de drames contemporains.
Est-ce le cas ici ? En un sens, oui. La jeune Kabyle se voit à la fois revêtue d’une destinée massive et dessaisie d’une épaisseur propre, comme si la réalisatrice opérait un processus semblable à celui des réseaux sociaux – qui donne lieu à des scènes particulièrement réussies dans le film. Peut-être est-ce l’objectif de Sophie Deraspe, de montrer qu’Antigone, en obéissant à une loi qui lui est propre, échappe d’abord et avant tout à elle-même. Mais c’est pourtant dans les passages où elle affirme sa singularité assumée que l’actrice Nahéma Ricci donne la plus magistrale des leçons.
Pierre GELIN-MONASTIER et Pauline ANGOT
Sophie Deraspe, Antigone, Canada, 2019, 109min
Sortie : 2020
Genre : drame
Classification : tous publics
Avec Nahéma Ricci (Antigone), Rawad El-Zein (Polynice), Paul Doucet (Christian), Nour Belkhiria (Ismène), Rachida Oussaada (Ménécée), Antoine Desrochers (Hémon), Hakim Brahimi (Étéocle), Jean-Sébastien Courchesne (Maître O’Neil), Benoît Gouin (enquêteur), Lise Castonguay (psychiatre-oracle Teresa), Nathalie Tannous (juge), Catherine Larochelle (Maître Julie Édouin)
Scénario : Sophie Deraspe
Musique : Jean Massicotte, Jad Orphée Chami
Photographie : Sophie Deraspe
Montage : Geoffrey Boulangé, Sophie Deraspe
Distribution : Les Alchimistes
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