La fondation Manuel Rivera-Ortiz met à l’honneur six photographes autour de la figure tutélaire de Boris Vian, dont nous fêtons le centenaire de la naissance. L’exposition, qui se déroulera du 3 juillet au 5 septembre, propose une réflexion contemplative sur la notion de pionniers.
Qui peuvent bien être les pionniers de notre monde désormais dépourvu de terra incognita ? Telle est l’interrogation centrale de l’exposition pensée par Nicolas Havette, directeur artistique de la fondation Manuel Rivera-Ortiz à Arles. Le Taïwanais Wu Cheng-Chang, les Français Mathias Benguigui, Agathe Kalfas, André O. Mantovani et Sylvie Léget ainsi que l’Argentin Pablo E. Piovano verront quelques-unes de leurs œuvres exposées à la Fondation du 3 juillet au 5 septembre 2020.
Originaire de Beauvais, « une région où la culture était à l’époque un peu abandonnée », Nicolas Havette entre aux Beaux-Arts de Rennes avant d’intégrer l’École nationale supérieure de la photographie à Arles dont il sort diplômé en 2006. Commence alors un long périple en Asie agrémenté de multiples collaborations, avec les Nations Unies en Afghanistan, avec le festival de photo à Angkor… Côté français, Arles l’attire : il y dirige une galerie d’art, Le Magasin de jouets, entre 2011 et 2018. « Je suis tombé amoureux de cet endroit, car c’est un ghetto artistique et intellectuel incroyable au cœur d’une ville sinistrée, notamment par le chômage. » Dans le même temps, il cofonde avec Guillaume Chamahian Les Nuits Photographiques à Paris, festival qui a lieu de 2011 à 2016 et vise à mettre en avant le film photographique, au-delà du seul traditionnel diaporama. En même temps que l’aventure s’achève, deux autres commencent : il prend en 2016 la direction artistique exécutive du festival de photo de Zheng Zhou, dans la province du Henan en Chine, ainsi que la direction artistique de la fondation Manuel Rivera-Ortiz.
Profession Audio|Visuel l’a rencontré, pour nous introduire à l’exposition « Les Pionniers » dont il assume le commissariat général.
Entretien.
Comment avez-vous construit cette programmation ?
Une programmation comme celle-là se pense sur plusieurs années. On repère différents artistes dont le travail nous intéresse et on les rapproche progressivement d’autres en s’interrogeant sur leurs points communs. C’est un peu comme une recette de cuisine : on rassemble des ingrédients qui iraient bien ensemble et on les mélange jusqu’à tenir quelque chose. Chaque année j’essaie de prendre la photographie par un bout différent. L’idée cette année était d’affronter des questions importantes au regard de ce que l’on est en train de vivre : le phénomène de l’exil sera par exemple mis en valeur par deux expositions, Giving birth in exile de Sylvie Léget et Exils égéens de Mathias Benguigi et Agathe Kalfas.
Pourquoi avoir choisi d’intituler l’exposition « Les Pionniers » ?
C’est Boris Vian qui a tout déclenché. J’avais le désir depuis plusieurs années de faire quelque chose autour de Boris Vian, dont on fête le centenaire de la naissance. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec Nicole Bertolt qui gère ses archives. Peu à peu, l’idée de « pionniers » s’est imposée à moi, car elle porte en elle ceux qui défrichent les territoires, qu’ils soient physiques ou mentaux, ceux qui pensent autrement, ceux qui sont en quelque sorte insoumis ou empruntent des chemins de traverse. Le mot « pionnier » est riche de significations. Nous sommes face à des transitions climatiques et des déplacements de population qui sont liés à de grands bouleversements terrestres. Comment appréhender ces réalités avec un nouveau regard ? J’ai vu un travail très beau qui montrait les migrants comme des pionniers, c’est-à-dire qu’on se situait à la place des familles qui sont restées dans leur pays d’origine et qui voient ces gens partir au péril de leur vie pour essayer de rapporter un peu d’argent et faire en sorte qu’elles vivent mieux. C’est dans ce même sens que j’ai eu envie de montrer le phénomène, qui nous touche tous de près ou de loin. J’ai ainsi choisi des artistes qui savent regarder les choses différemment.
Le défrichage prend un aspect terrible quand on regarde le travail de Wu Cheng-Chang, qui fait partie des six photographes vivants sélectionnés : sa vision de Taïwan est marquée par l’industrialisation massive du pays.
C’est vrai que le constat qu’il fait est un peu amer. On pourrait presque dire que le travail de Wu Cheng-Chang relève du militantisme. Ce que je trouve assez beau dans le fait de présenter son travail, c’est qu’il critique énormément l’évolution de son pays et que l’exposition est dans le même temps soutenue par le ministère de la Culture. Taïwan est un pays capable de comprendre ce que signifie l’indépendance de l’artiste, de voir ce dernier critiquer des déviances et dans le même temps de le supporter. Il ne considère pas que les artistes doivent être des faire-valoir ou des promoteurs du pays et font très bien la distinction entre la communication et le travail artistique.
En parallèle du thème commun, avez-vous travaillé sur une unité esthétique ?
Non, je n’ai jamais suivi une séduction de l’œil, mais toujours une séduction de l’esprit. Je vois les esthétiques comme des langues qu’on utiliserait pour dire la même chose. L’esthétique est selon moi un emballage ; ce qui compte réellement est le cœur du projet et le rapport qu’incite le travail avec le monde qui nous entoure.
Comment l’exposition se présentera-t-elle ?
Dans chaque espace, nous sommes en train de créer de la réalité augmentée : en scannant les images, les visiteurs pourront avoir accès à des interviews avec les photographes, des diaporamas ou encore des petits films qui sont produits par les artistes. C’est aussi notre manière de défricher, en augmentant l’expérience de l’exposition par le biais des nouvelles technologies.
La crise sanitaire a-t-elle influé sur l’organisation de l’exposition ?
L’impact fut très marginal. Seule l’exposition taïwanaise a changé. On avait à l’origine prévu de montrer un autre travail, qui demandait un gros investissement financier de la part du ministère de la Culture taïwanais. On s’est dit qu’on allait attendre l’année prochaine, lorsqu’il y aura plus de public.
Vous avez tout de même mis en place le collectif A.C.T, pour « action collective temporaire », afin de soutenir les artistes en cette période difficile…
C’est vrai. Je me suis effectivement dit que la fondation devait soutenir les artistes locaux, parce que tout le monde souffre beaucoup de ce qui se passe. Nous offrons donc – ils ne payent que cinquante euros par mois, autant dire pas grand-chose – des ateliers à un collectif, à l’étage de la fondation.
Comment se présentent ces ateliers ? Sont-ils ouverts au public ?
J’ai dit à ce collectif d’artistes qu’ils disposaient de l’espace pendant trois mois, tout le temps de l’exposition qui a lieu au rez-de-chaussée et en sous-sol. Ce sont d’abord des ateliers de travail, mais tous les jeudis soir, de 18 heures à 23 heures, nous les ouvrons aux visiteurs en présence des artistes. L’enjeu de fond est de subsister jusqu’à la saison nouvelle. Il se trouve que ça fonctionne très bien : tout le monde s’est installé dans les ateliers, ça travaille dans tous les sens, des ponts sont en train de se créer entre différents travaux… Nous réfléchissons à acquérir des outils de production pour plus d’autonomie et avons même des propositions de résidence pour après. Ce collectif est né du Covid, mais je pense qu’il va durer longtemps.
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
Renseignements : Fondation Manuel Rivera-Ortiz
Exposition « Les Pionniers », du 3 juillet au 5 septembre 2020.
Du mardi au samedi de 12h à 19h.
Adresse : 18 rue de la Calade, 13200 Arles
Photographie de Une
Détail : MAPUCHES. KUIFI AUKIÑ ÑI TREPETUN © Pablo Ernesto PIOVANO

VISION OF TAIWAN. 台西 Taihsi, 2019 © WU Cheng-Chang

EXILS ÉGÉENS. Untitled, 2016-2020 © Mathias BENGUIGUI – 8386

GIVING BIRTH IN EXILE. Sonia 6, 2019 © Sylvie LÉGET

ILS NE SAVAIENT PAS QUE C’ÉTAIT IMPOSSIBLE ALORS ILS L’ONT FAIT. She-Wolf, 2017 © Andréa Olga MANTOVANI

MAPUCHES. KUIFI AUKIÑ ÑI TREPETUN. © Pablo Ernesto PIOVANO 31

ON N_EST PAS LÀ POUR SE FAIRE ENGUEULER. © Cohérie Boris Vian – boris094