Adaptée au cinéma par le réalisateur espagnol Fernando González Molina, avec Marta Etura dans le rôle de l’inspectrice Amia Salazar, et disponible sur Netflix, la puissante trilogie du Baztán vient d’être rééditée en son intégralité aux éditions Folio policier. Naturel et surnaturel s’entremêlent pour offrir des thrillers inquiétants, d’une force et d’une profondeur rares.

Rarement une saga policière m’aura fait une aussi forte impression, mélangeant l’enquête classique et la mythologie ancestrale, la logique scientifique et la croyance populaire, en respectant également l’une et l’autre, sans cette ironie ou cette condescendance propres à notre siècle matérialiste, si sûr de lui-même.

Au contraire de la quasi-totalité des thrillers du monde contemporain – de James Ellroy à Caryl Férey –, reposant sur la seule compréhension psychologique des personnages, dont le crime est presque systématiquement le résultat d’une blessure originelle enracinée dans l’enfance, Dolores Redondo ne livre pas toutes les clefs interprétatives, ne circonscrit pas ses protagonistes dans des schémas étriqués et convenus, n’explique jamais ce qui échappe à l’entendement. « Ôtez le surnaturel, il ne reste plus que ce qui n’est pas naturel », écrit si justement l’immense écrivain anglais G. K. Chesterton. Dans la trilogie du Baztán, naturel et surnaturel sont entremêlés sans qu’il nous soit possible de les distinguer méthodiquement.

Appellation à l’étymologie incertaine, Baztán désigne tout à la fois cette mystérieuse vallée nichée en bordure des Pyrénées et le fleuve envoûtant qui devient, sitôt sorti de ce territoire clairement délimité, la Bidassoa. C’est sur ces terres, dont elle est originaire, que la très rationnelle inspectrice Amaia Salazar, enquêtrice exceptionnelle formée notamment au FBI, est confrontée à des meurtres à forte connotation rituelle, s’entremêlant les uns les autres.

Si l’enjeu d’un bon thriller réside naturellement dans le suspense qui mène au coupable, la grandeur du genre relève – comme tous les autres – de sa qualité de langue et de point de vue. Dans le cas présent, ce n’est pas tant la découverte des différents meurtriers qui retiennent l’attention – deux des trois tueurs m’ont très tôt semblé évident – que la perte de la rationalité scientifique de la protagoniste principale, au profit d’un surcroît de raison qui comprend – dans les deux sens de ce terme – la foi, les croyances. Que ce soit la tante d’Amaia, un prêtre de l’Opus Dei ou différents villageois de Baztán, tous ne cessent de répéter à Amaia Salazar que le surnaturel existe, ne serait-ce que parce qu’eux y croient : le surnaturel a sa propre logique, provoque des comportements et porte ses propres conséquences, qu’une vision circonscrite à la seule vérité scientifique – qui n’est finalement rien d’autre qu’une foi mise en un domaine singulier – ne peut appréhender.

Erri De Luca ne disait pas autre chose, lors d’une conversation que nous avons eue et qui a récemment été publiée dans la revue Nunc : « Le surnaturel, à savoir la foi des autres, existe : il a un fondement que je ne peux pas et ne vais pas nier. Mais le surnaturel est entremêlé avec le naturel. […]. Le surnaturel, d’un point de vue philosophique, est évident : Giordano Bruno parle par exemple de “Deus sive Natura”. La nature est un des synonymes de la divinité – et vice-et-versa. Je reconnais la foi parce que d’autres l’ont, mais je ne me sens pas concerné. » (Revue Nunc n°49, automne 2020)

La jeune héroïne fait l’expérience de la foi – la mythologique et la chrétienne, l’ancestrale et la liturgique – jusque dans sa chair, son intelligence, sans en assumer pleinement les conséquences. Le coup de génie de Dolores Redondo est de ne rien expliquer des coups de pouce fantastiques de la (sur-)nature, nous plaçant dans la même interrogation que l’inspectrice : y croyons-nous ou pas ? Peu importe, les croyants continueront de croire et les sceptiques de douter. Il n’en demeure pas moins que la foi et le surnaturel existent, sinon pour soi-même, du moins pour les autres, que l’objet de cette croyance soit spirituel, humain, amoureux, idéologique ou matériel. Ne pas accueillir cette réalité apparaît dès lors comme une négation de la raison – sauf à penser que l’on est à soi-même (seul) l’alpha et l’omega de cette raison.

À l’issue de la trilogie, nous restons quelque peu sur notre faim : l’instigateur des crimes m’apparaissant – comme je l’ai écrit plus tôt – évident très tôt dans la saga, j’attendais des approfondissements sur les raisons d’être des croyances ou sur les motivations intrinsèques des croyants. Le dénouement ne consiste qu’en un simple dévoilement du criminel et une ultime confrontation torrentielle, sans grande valeur ajoutée. Mais peut-être est-ce pour le meilleur : à trop vouloir creuser, l’on explique tout jusqu’à la séquestration de la liberté du lecteur. Dolores Redondo nous laisse avec nos doutes – ce qui est probablement le plus remarquable des respects devant le mystère.

Pierre GELIN-MONASTIER

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La trilogie du Baztán fait l’objet d’une réédition à l’occasion de la parution du nouveau thriller de Dolores Redondo : La face nord du cœur (Série Noire de Gallimard) : Le gardien invisible (T. I), De chair et d’os (T. II) et Une offrande à la tempête (T. III).