Avec cette proposition de « festival Netflix », la multinationale a largement remporté la bataille symbolique contre les organisations professionnelles du cinéma : communication, modernité, soutien public, imaginaire… Une victoire qui risque de laisser de lourdes traces.

S’il y a une « guerre » entre Netflix et les cinémas, il faut reconnaître que la dernière bataille a bel et bien été remportée par la plate-forme. L’opération de communication a pleinement fonctionné : le « festival Netflix » – qui n’en est d’ailleurs pas un, mais peu importe – a été au centre de l’attention. L’enjeu n’était pas tant économique que politique, et même symbolique.

Netflix a voulu tester les salles, ce qui s’est soldé par un franc succès. La preuve ? La plate-forme a obtenu un accord de principe de certaines salles art et essai, avant que celles-ci ne rétropédalent sous la pression des organisations professionnelles – qui peuvent penser qu’elles l’ont emporté quand il ne s’agit vraisemblablement que d’une victoire à la Pyrrhus. Plus encore, la multinationale a reçu le soutien actif de l’Institut Lumière et de la Cinémathèque, deux institutions largement financées par des fonds publics.

Il faut en comprendre toutes les conséquences pour le monde du cinéma et de l’audiovisuel. Netflix vient de prouver que la muraille érigée par les organisations professionnelles du cinéma, dont la chronologie des médias est un socle fondamental, n’est pas si étanche qu’elle en a l’air. Les failles d’un système que d’aucuns espèrent immuable sont définitivement apparues ; elles risquent fort de se renforcer au fur et à mesure du temps, à moins que des moyens législatifs ne viennent proposer un mur de soutènement solide et pérenne, susceptible de retenir l’inexorable glissement.

*

Ces failles ne sont cependant pas les premières : tout le monde professionnel s’étrangle de voir des exploitants indépendants ouvrir ses salles à la multinationale – en faisant cependant bien garde de ne pas mentionner dans leurs communiqués indignés mk2 et, dans une moindre mesure, Utopia, les vrais réseaux derrière cet accord, ce qui en dit long sur le courage dudit milieu –, mais personne ne s’interroge sur le fait que certains distributeurs lui ont déjà généreusement ouvert leurs catalogues, au lieu de réserver ces derniers à une plate-forme indépendante qui viserait moins une logique commerciale que la promotion sincère du cinéma art et essai.

Ce qui est en jeu n’est certes pas du même ordre économique : les œuvres passées appartiennent au patrimoine, tandis que les productions actuelles, si elles ne sortent qu’en exclusivité sur Netflix, profitent à un seul acteur de la chaîne et met par conséquent en péril l’existence même des salles.

Mais de nouveau, il faut avoir une vision plus large : nous parlons de bataille politique et symbolique. Le jour où la multinationale a intégré une part de ce qui se fait de plus indépendant dans le cinéma, elle s’est déjà emparée du totem symbolique, bien avant sa proposition de « festival ». Sans parler de l’irruption de films Netflix dans la sélection de certains festivals et cérémonies de remise de prix…

Ce qui conduit naturellement à une autre conséquence, et non des moindres : pour le public des jeunes, ces « spectateurs de demain » dont parle souvent le milieu, et plus généralement des familles, les professionnels du cinéma font office d’ancien monde. Ils appartiennent au camp de ceux qui ne veulent rien changer. On pourra user des trésors de la pédagogie, dans un monde où la virtualité rend la réflexion plus flottante et passionnée, aussitôt lue qu’elle est oubliée, le fait ne sera pas pour autant altéré : Netflix incarne la modernité, ou ce qu’on appelle de manière globale « les nouveaux usages ».

*

Car ce que les organisations professionnelles du cinéma semblent parfois oublier, c’est qu’elles ont en face d’elles des génies de la communication. Cette dernière n’est pas simplement la somme de publicités superficielles ni un vulgaire marketing commercial. C’est bien ainsi qu’on souhaite la réduire, mais c’est passer à côté de ce qui en constitue le véritable fond.

Netflix propose d’abord et avant tout un récit du monde tel qu’il pourrait être et devenir. Nos concitoyens veulent être de leur temps, ou plutôt de cette aventure qui semble être leur temps – et qui l’est, en un sens. Il faut lire et relire les séries d’articles écrits par Emmanuel Tourpe – « Les clefs d’un scénario réussi » et « Il faut sauver le soldat Raison » – pour comprendre cet enjeu essentiel du récit, qui explique mieux que tout le basculement auquel nous assistons.

En opposition, les organisations professionnelles sont incapables de proposer le moindre imaginaire : elles ne font qu’empiler des communiqués et revendiquer des lois et autres mesures que la plupart des spectateurs, non-initiés à ces questions, considèrent comme autant de freins coercitifs supplémentaires – ajoutés à ceux, politiques, qui ne cessent de nous frapper depuis les attentats jusqu’à la crise sanitaire – à leur liberté déjà bien éreintée.

Les professionnels de l’imaginaire ont perdu le combat du récit.
Là est tout le paradoxe.
Là est certainement la vraie victoire de Netflix.

Pierre GELIN-MONASTIER

.