CRITIQUE – À travers le destin de cinq familles dans un hôpital de Shanghai, la réalisatrice franco-chinoise Ye Ye signe un magnifique documentaire sur la vie humaine confrontée au précipice d’une inhumanité matérielle et au vertige de l’insondable mort.
H6. Quel terrible nom pour un hôpital ! Il convoque l’imaginaire de la bataille navale, avec toutes les incertitudes des frappes envoyées à l’adversaire, à l’instar de la maladie qui s’abat sur les patients dans ce film, ou encore de ces numéros scellés dans la peau des esclaves et des séquestrés, jusque dans celui du fameux prisonnier de la série éponyme, le n°6, qui revendique sa liberté.
H6 est l’appellation, le titre, la marque ou la combinaison chiffrée – on ne peut décemment pas appeler cela un nom – d’un gigantesque hôpital de Shanghai, dans lequel le spectateur pénètre après avoir suivi l’interminable pérégrination d’un vieil homme à la démarche hésitante et effroyablement lente, de la province d’Anhui à la mégalopole de près de vingt-cinq millions d’habitants – soit près de quatre cents kilomètres, effectués en train et à pieds. Rien ne distingue à première vue la gare de Shanghai et son hôpital. On y retrouve ces innombrables files alignées pour avoir accès à des guichets impersonnels, ces grands panneaux d’affichage qui n’indiquent plus les horaires des trains mais les emplois du temps des médecins (souvent complets), et plus profondément cette étrange attente d’un horizon à venir, incertain et trouble, source d’anxiété et de libération.
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Cinq familles se croisent au sein de ces monstrueuses limbes, dont on ne distingue pas d’abord les individualités ni les situations, comme si le peuple chinois était pris tout entier dans les gigantesques mâchoires de cette bête aussi impitoyable qu’elle est indifférente au sort de chaque humanité. Et puis, peu à peu, grâce au formidable talent de la réalisatrice franco-chinoise Ye Ye, nous distinguons progressivement des visages, des histoires singulières, au-delà des horribles numéros appliqués aux malades.
Il y a ce vieil homme dont nous avons parlé, ainsi qu’un couple âgé dont la femme est dans un état végétatif (de sorte que le moindre effleurement de la main apparaît comme un miracle de tendresse), cette famille dont la petite fille a été renversée par un bus, ce père tombé d’un arbre, désormais paralysé et quasiment « condamné », que sa famille vient visiter, et enfin cette jeune fille victime d’un accident, que le père essaie de réconforter par ses chants et un surcroît de bonne humeur, lui cachant que sa mère n’a pas survécu…
Les malades sont parqués dans des lits juxtaposés les uns aux autres, dans des salles glaciales où les familles ne peuvent entrer qu’une demi-heure par jour, sans qu’une véritable intimité puisse jaillir sinon de l’œil de la caméra savamment disposée. Il y a là une communauté de destins, une « communion des souffrants », dont l’écrivain Georges Bernanos disait qu’elle était la préfiguration et l’image, ici-bas, de la communion des saints. Elle est le signe et l’incarnation d’une fraternité en dignité, bien que cette dernière soit continuellement malmenée par la réalité matérielle, pécuniaire.
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Car le documentaire de Ye Ye n’est pas sans rappeler le cinéma du réalisateur japonais Kenji Mizoguchi, dont les protagonistes, pauvres ou endettés, sont toujours préoccupés par des questions d’argent, reclus dans une funeste rue de la honte. Dans Une femme dont on parle, qui raconte le quotidien des geishas au sein d’une maison close de Kyoto, une des prostituées, malade, doit choisir entre l’envoi d’argent à sa famille – une jeune sœur et son père handicapé – et les soins à l’hôpital. Dans les films de Mizoguchi, les hommes sont misérables tandis que les femmes apportent par leur sacrifice une lueur d’humanité – mais tous ou presque sont in fine broyés par une société implacable, quelle que soit l’époque.
Le regard de Ye Ye offre une proximité indéniable avec le maître japonais : les opérations médicales entraînent la ruine, l’emprunt insolvable, l’hypothèque d’un appartement, la vente d’un terrain, etc., avec ce même sentiment de tristesse et de fatalité. Parmi les cinq situations qui nous sont montrées, il y a par exemple un dilemme épouvantable, insoluble : l’homme paralysé ne peut être sauvé sans une opération – extrêmement onéreuse – qui risque très probablement d’entraîner sa mort ; ne pas la choisir manifesterait l’effondrement d’une humanité incapable de réaffirmer la primauté de la vie humaine ; mais opter pour l’opération signifie dans le même temps l’endettement, la ruine de sa famille et l’anéantissement de tout avenir pour les deux enfants.
Tristesse et fatalité, donc, mais nulle colère – comme chez Mizoguchi. Il y a bien ce père, qui tente d’obtenir réparation de la société de bus, mais avec un souci de justice devant l’irrévocabilité d’un système qu’il sait, comme tous les indigents, ne pas pouvoir changer. En miroir, il y a ce père qui chante continuellement (faux), presque jusqu’à nous étouffer de son incompréhensible enthousiasme, pour donner de la joie à sa fille et à tous les habitants de ces couloirs devenus lieux de vie, de repos et de passage – vers l’autre, vers l’au-delà de l’attente.
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Entre ces scènes d’une beauté humaine inouïe, Ye Ye nous offre des intermèdes sur la ville, nous rappelant que la démesure de l’hôpital n’est qu’un petit rouage dans une mécanique cyclopéenne, ou encore sur le fonctionnement concret de ce dispensaire impersonnel, titanesque, fait de travail à la chaîne – comme à l’usine – et de sur-industrialisation. La réalisatrice tente pourtant de donner humanité à quelques figures qui travaillent dans les lieux – un jeune médecin glacial, un vieux docteur aux méthodes hétérodoxes, une sage-femme et un coiffeur (très) économes –, mais elles n’offrent pas de réel contrepoids à ce qui se joue intimement : une sempiternelle lutte pour maintenir vives les braises de la dignité.
Originaire d’Harbin, dans la province d’Heilongjiang, et installée en France depuis une vingtaine d’années, Ye Ye nous offre un documentaire vertigineux, à la construction narrative tout à fait remarquable, qui n’a rien à envier à ces œuvres pourvues d’une armada de scénaristes. Nous semblons ainsi remonter le cours de l’Histoire, en retirant toutes ces couches d’aides sociales dont nous bénéficions heureusement en France, pour retrouver l’essence même de ce qui fait la grandeur, l’honneur et la noblesse de l’être humain.
H6 est une grande œuvre d’humanité.
Nous sommes touchés, mais pas coulés.
Ye Ye, H6, Luxembourg – Belgique – France, 2021, 114mn
Sortie : 2 février 2022
Genre : documentaire
Classification : non renseigné
Scénario : Ye Ye
Image : Ye Ye
Son : Ye Ye
Montage : Rodolphe Molla, Ye Ye
Production : Jean-Marie Gigon – SaNoSi Productions
Distribution : Nour Films
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