Sortie cinéma À partir d’images prises par les caméras thermiques dans des hélicoptères de l’armée, Éléonore Weber bâtit un film étrange et envoûtant, qui dit l’horreur d’une guerre sans visage et dévoile les silences d’une mort moderne, expéditive.

Quel film étonnant que Il n’y aura plus de nuit ! Des images de caméras thermiques récupérées sur l’internet (YouTube, Military.com…), une voix-off féminine dessus, rendant compte d’échanges avec un pilote de l’armée française, et le tour – après les traditionnelles étapes de postproduction – semble joué.

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De bout en bout, ces images filmées par les militaires à bord d’hélicoptères français ou américains nous saisissent et nous captivent. On le sent pourtant d’instinct : elles ne sont pas destinées au grand écran, ni aux spectateurs béotiens. Ce sont des « documents opérationnels », relevant d’un contexte, d’une réalité que nous ne connaissons pas et que nous pourrions hélas trop facilement juger, avec une bonne petite conscience qui ne serait pas sans faire penser au kantisme dénoncé par le poète Charles Péguy : « Il a les mains pures mais il n’a pas de mains. » Et c’est probablement pourquoi il est si difficile de juger les actions menées, les décisions prises d’abattre telle ou telle menace, au risque de se tromper : Éléonore Weber reprend le célèbre exemple de ce journaliste abattu en compagnie de civils innocents parce qu’il portait un trépied et son appareil photo, pris pour une mitraillette et un lance-roquettes.

Pour autant, comme après toute guerre, la question de la responsabilité morale se pose. Comment ne pas penser à Eichmann à Jérusalem, suivi de Responsabilité et jugement, de Hannah Arendt ? La philosophe tente ainsi de réfléchir sur la possibilité de la morale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, comme le feront bien d’autres penseurs, tel Emmanuel Lévinas (Cf. Difficile liberté, par exemple) qui fonde son éthique sur la relation à l’autre, symbolisé par le visage comme lieu de rencontre avec autrui. Or c’est précisément le visage qui est totalement absent de ce documentaire, non seulement le visage physique des belligérants, mais également le visage proprement lévinassien, celui qui exprime sa vulnérabilité lorsqu’il s’offre à l’autre sans détours, celui qui énerve autant qu’il émeut, qui attire et rebute, celui qui voit, qui est regardé, qui parle et qui entend, ce visage qui est le canal de toute possibilité de relation.

Avec Hannah Arendt, il faut redire que l’homme n’est pas qu’un rouage d’une machine qui le dépasse ; il décide ou non de se faire rouage, de brider son humanité pour entrer dans un système qui le contient. Là où la technique connaît un perfectionnement rapide, l’humain surgit ainsi à des endroits inattendus : celui qui filme est aussi celui qui juge du danger et qui tue. Dès lors qu’il décide de passer à l’action, les vidéos sont analysées a posteriori par une commission de l’armée, pour en vérifier le bien-fondé. C’est pourquoi toutes ces images existent, sont enregistrées et archivées ; elles sont – autant qu’elles peuvent l’être – le témoin d’une action menée, des attitudes adoptées. Elles sont d’ailleurs le seul risque pris par le militaire, puisqu’il est éloigné de la cible qu’il abat, de sorte que l’ennemi n’a aucun moyen de riposter. Ainsi que l’explique Pierre V. à Éléonore Weber : « La seule chose qu’ils risquent, dit Pierre V., est de se retrouver un jour devant un tribunal. Ils sont hantés par la peur de commettre une bavure. Mais en réalité, ils ne savent plus vraiment ce qu’est une bavure. Les définitions sont floues. Et aucun pilote ne se retrouve devant un tribunal. Ou alors c’est très rare. »

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C’est tout l’espace-temps qui est reformaté par les caméras thermiques : les militaires voient de jour comme de nuit, avec des différences (encore que les nouvelles caméras suppriment toujours mieux ces différences, comme le montre la fin du film) ; la frontière entre ce qui est proche et ce qui est lointain est abolie. C’est tout notre rapport à la technique qui est interrogé ici : ce qui est appréhendé par un outil technologique, que ce soit par des militaires ou des scientifiques, est-il reflet de la réalité ? Non seulement la technologie peut distordre le réel, mais il faut par ailleurs un œil, une subjectivité pour émettre un jugement… À entendre Pierre V., les doutes sont permis. « Plus les pilotes voient, plus ils risquent de se tromper. C’est ainsi que nous faisons la guerre. » Et d’évoquer le fait que la confusion l’emporte progressivement, jusqu’à voir des kalachnikovs partout, pas seulement dans les mains des terroristes, mais encore dans celles des ouvriers, des paysans, des femmes, des enfants…

Les images colligées par Éléonore Weber sont non seulement envoûtantes, mais aussi dotées d’une forte charge poétique. Au pays des ombres, les étoiles se multiplient et le vivant se fait lumière, qu’il soit arbre, être humain ou sang qui se répand. Cette scène d’enfants qui jouent entre eux ou encore celle qui voit deux hommes et une femme jouer au ballon avec un enfant semblent directement extraites d’un dessin animé stylisé. La réalisatrice sait en jouer, pour nous montrer les nuances de ces films qui révèlent un monde tout en silhouettes.

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Un point méthodologique pose néanmoins question. Éléonore Weber, par la voix calme et parfaitement rythmée de Nathalie Richard, tisse sa narration à partir des échanges qu’elle eut avec Pierre V., un mystérieux pilote de l’armée française. Elle le confronte aux images trouvées sur l’internet et guette ses réactions, ses réponses, ses silences – qui sont parfois, eux aussi, interprétés.

Un double problème surgit. Tout d’abord, Pierre V. n’a pas été le témoin direct des actions menées sur ces vidéos et ignore par conséquent le contexte, ainsi que les difficultés de terrain au moment où elles sont prises. Par ailleurs, à aucun moment la voix de Pierre V. n’est délivrée directement, le militaire restant dans l’anonymat, si bien que nous devons croire Éléonore Weber sur parole lorsqu’elle nous relate ses échanges – une croyance quelque peu aveugle qui n’est pas sans rappeler celle des soldats devant ce qu’ils voient ou croient voir, car nous savons que toute retranscription de discussion, dès lors qu’elle n’est pas intégrale et qui plus est lorsqu’elle est faite en style indirect, ne peut advenir qu’avec une forte charge de subjectivité et d’interprétation. Nous ne doutons pas que la réalisatrice ait tenté d’être la plus fidèle possible ; elle n’est pas sans parti-pris non plus – et c’est bien normal –, comme en témoignent certaines réflexions qui ponctuent le film de bout en bout, jusqu’à la dernière : « Ce sera le monde de la vraie nuit… et du jour faux. »

Il aurait peut-être fallu, pour que le film tienne rigoureusement, qu’il y ait d’autres apports, des analyses différentes, des angles de vue complémentaires : qu’est-ce qui motive le choix des supérieurs lorsqu’ils décident de faire intervenir un hélicoptère ? Pourquoi et comment privilégient-ils la frappe à distance plutôt que l’intervention sur le terrain ? La réalisatrice aurait également pu creuser la question de la technique, qui affleure partout dans le documentaire, mais davantage sous la forme de l’émotion (ce qu’elle fait au pilote, au spectateur…) que de la réflexion. Mais ce sont probablement d’autres films.

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Le titre du documentaire reprend une phrase de l’Apocalypse, et plus précisément de la toute fin du livre qui célèbre la Jérusalem nouvelle et le règne de Dieu (Ap. 22,5), symbole de toute perfection ; la technologie remplace ici Dieu lui-même, instaurant un règne d’une tout autre nature, fait non de chants et de fête, mais de silence et de mort.

L’œuvre d’Éléonore Weber raconte in fine ce duel glaçant, qui oppose le silence omniprésent – les pilotes n’entendent en effet rien de ce qui se passe au sol, comme nous n’entendons rien des explosions que nous voyons à l’écran – et la mort moderne, expéditive, sans visage. Là est la grande réussite de ce film incomparable.

Pierre GELIN-MONASTIER

 



Éléonore Weber, Il n’y aura plus de nuit, 76mn

Sortie : 16 juin 2021
Genre :
documentaire

Avec : Texte dit par Nathalie Richard
Production : Gaëlle Jones, Perspective Films
Distribution : UFO distribution

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