Ce temps de pandémie est propice pour nous rappeler une vérité brûlante, essentielle : nous sommes faits pour donner du sens aux choses, et non seulement pour donner du sens mais pour en donner un toujours plus grand ! Qu’est-ce qui accomplit ma vie et me permet d’être en acte ? Voilà la question ultime, l’objectif supérieur.
L’air de rien
Tout le monde connaît, ou croit connaître la célèbre « pyramide de Maslow » : cette hiérarchie des besoins, que tout manager se doit de connaître et qui permet de connaître l’échelle des motivations des employés. Elle est surtout intéressante parce qu’elle réintroduit deux grandes idées philosophiques : celle de la finalité, tout d’abord, celle de l’acte, ensuite. Ce n’est à ce stade qu’un charabia, dont on se demande bien pourquoi on s’en encombrerait. J’ai des factures à payer, un confinement contre lequel rager, qu’est-ce que je vais faire avec ce fatras de vieilles notions ensablées ? « finalité » et « acte », keskeckesa ?
Hola, hombre ! On lève la tête de ses tableaux Excel deux minutes, on redresse son dos avachi de soucis et on regarde en face, droit dans les yeux, une vérité plus brûlante que le soleil et infiniment bienfaisante : nous sommes faits pour donner du sens aux choses, et non seulement pour donner du sens mais pour en donner un toujours plus grand ! Prenez Maslow pour commencer. Cela nous dit quoi au fond ? Ceci, de basique – et de rudement efficace : si tu satisfais des besoins « physiologiques » (te nourrir ou donner de quoi vivre à un employé), tu fais bien, mais ce n’est pas assez pour vivre heureux ; si, comprenant la chose, tu mets en place un « environnement stable » (pas de danger sur l’emploi), on monte en gain ; s’il y a de la reconnaissance et de l’affection, on gagne encore un point, mais ce n’est pas assez encore au casino des besoins humains. On voit bien le jeu des Matriochkas : nous sommes des êtres de sens, faits pour la finalité. Mais des finalités étroites, minuscules, ne suffisent pas : elles doivent être toujours plus larges, toujours plus grandes. Au sommet, tout au-dessus, Maslow place une finalité supérieure : s’accomplir soi-même. Le plus grand sens que l’on puisse trouver dans la vie, au travail, en famille, est de s’achever soi-même. D’être « en acte », de ne plus seulement être en puissance de soi-même mais d’aboutir dans la recherche du sens de sa vie et de son existence. Achever ce qu’on porte de potentiel : être en acte.
Être en acte ! S’achever soi-même ! Ne plus seulement être à la recherche ou en pouvoir de soi, mais à la pointe de soi, au sommet, achevé et en paix. Nous sommes non seulement faits pour du sens, pour des finalités toujours plus hautes mais au-dessus de la pyramide, tout au-dessus, il y a une énergie concentrée sur elle-même, un but de l’existence qui est atteint en s’atteignant soi-même.
Mais alors qu’en faire ? En quoi tout ceci concerne-t-il mes angoisses en ce temps ? Qu’est-ce que cela a à voir avec le désastre ambiant ? Et mon cafard, mes inquiétudes ? Ceci, qu’un philosophe doit dire : quand je me suis mis à nu, lorsque je rentre en moi-même dans ce temps de recueillement, la bonne question à poser et la seule qui compte est au fond de savoir ce qui accomplit ma vie et mon existence.
Qu’est-ce donc qui accomplit ma vie ? Je passe au tamis toutes les raisons que j’ai de vivre, d’exister, d’agir. Droit dans les yeux : qu’est-ce qui sera l’acte accompli de cette somme accumulée d’efforts puissants, d’amours inconsolables, de joies fameuses et de lâchetés cachées ? Je cherche ici, ce n’est pas encore cela ; je cherche ailleurs, ce n’est pas assez encore. Sera-ce l’argent ? Sera-ce la renommée ? Sera-ce l’exercice quotidien de se lever et de faire son petit-devoir ? Voilà le moment philosophique de toute existence : se mettre enfin, longuement, patiemment, devant la grande énigme de savoir ce qui nous accomplit et nous achève. Surtout quand dehors la nuit s’est étendue, surtout à l’heure des catastrophes, lorsque les repères évidents s’effondrent. Tant mieux. C’est l’heure où les grandes et les bonnes questions peuvent être posées. Il faut entrer dans la chambre secrète de la pyramide de Maslow, celle que le bruit et la fureur de l’agitation recouvrent d’habitude. Et dans le silence et la patience, entrer en soi-même pour se poser enfin la question du sens de sa vie et de ce qui l’accomplit vraiment, de ce qui en sera l’acte final et l’achèvement.
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Emmanuel Tourpe, 50 ans et père de 4 enfants, est le directeur de la programmation TV / numérique de la chaîne culturelle Arte. Il a occupé les mêmes fonctions, ainsi que celles de responsable des Études, à la RTBF pendant presque 20 ans. Docteur habilité en philosophie, il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages et d’articles scientifiques. Il est également un conférencier international. Il exerce également des fonctions de conseil en communication, management et stratégie. Il tient une chronique bimensuelle dans Profession Audio|Visuel depuis octobre 2020.
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