Ou comment l’entre-soi a creusé un fossé d’incompréhensions entre le (grand) public et les propriétaires attitrés de la culture. Pour notre nouveau chroniqueur Marc Sagary, le milieu artistique, qui n’entend plus la richesse et la diversité du monde, se montre tout aussi inapte à en proposer une nouvelle vision qu’à le réinventer.

Le déglaçage de Marc Sagary

L’entre-soi n’est pas un concept, à peine une notion que de sérieux sociologues, telle Sylvie Tissot, étudient régulièrement, méthodiquement, par tranches d’âges, milieux sociaux, professions, etc. Peu de philosophes y ont trouvé là une matière suffisamment intéressante à explorer (pour ce qu’elle est en-soi), n’en frôlant que les contours dans la circulation d’une pensée magistrale, entièrement tendue vers d’autres problématiques autrement plus décisives pour toujours mieux comprendre l’humanité (Hegel, Husserl, Sartre, Ricœur, Rancière, etc.). Pourtant, aujourd’hui, l’entre-soi mériterait davantage de considération intellectuelle car chacun a dû en faire l’expérience à la fois physique et psychique durant la période du confinement qui, à jamais, a marqué ce printemps 2020. Chacun a dû éprouver l’entre-soi, paisiblement ou non, en pleine conscience ou pas, seul ou en famille, à huis clos forcément.

La définition la plus répandue, celle du Grand Robert de la langue française, considère l’entre-soi comme le « fait de rester entre personnes d’un même milieu ». Rien de plus, rien de moins. La sobriété de cette définition, dont la transparence du sens évoque l’austérité propre aux jansénistes, tranche radicalement avec celle, beaucoup plus bavarde, du Dictionnaire Larousse qui explique que l’entre-soi correspond à la « situation de personnes qui choisissent de vivre dans leur microcosme (social, politique, etc.) en évitant les contacts avec ceux qui n’en font pas partie ». Sans pour autant s’absorber dans la comparaison approfondie de ces deux définitions (qui, au passage, en disent long sur la manière avec laquelle chacun de ces dictionnaires considère le monde), il est cependant instructif de noter que l’une d’entre elles envisage l’entre-soi dans son acception la plus statique, « rester », continuer d’être, stationner dans « un même milieu » alors que l’autre apprécie l’entre-soi dans une dynamique plus libérale (et sans doute plus exacte, malheureusement) en estimant qu’il s’agit d’un choix de vie dans un « microcosme », une image réduite de la société, en veillant à ce qu’il y ait le moins de signes de connivence avec celles et ceux qui en sont étrangers. Dans un cas, il y a les tribus, les castes ainsi que toute la panoplie des gens bien nés et, dans l’autre, les coteries, les clans, les chapelles, les cercles, les clubs, les cénacles, les phalanges, les camarillas, les partis, les gangs, etc., où seule la cooptation prévaut. Il y a d’un côté un état de fait et de l’autre une pratique sociale du regroupement selon des règles, des statuts, des convictions, etc.

Malgré cette démarcation notable entre ces deux points de vue (presqu’idéologiques), il existe au moins un dénominateur implicite qui leur est commun : la consanguinité, favorisée d’abord par la mise à l’écart de l’autre (que d’aucuns nommeraient exclusion), puis par l’endogamie, un vieux réflexe de classe protectionniste, souvent héréditaire. Jacques Attali, dans l’une de ses nombreuses chroniques mondaines publiées dans L’Express en 2018, en a également fait l’observation louable, dénonçant une situation « tragique » qu’il conviendrait d’enrayer urgemment mais sans se risquer pour autant à en analyser les raisons profondes ni à livrer une solution percutante, trop conscient de sa position sociale et des risques encourus s’il venait à cracher dans la soupe qui le nourrit. Du coup, ce sont les fameux « gilets jaunes » qui, à la faveur d’une maladresse politique, ont rudoyé les normes et les convenances de l’entre-soi jusqu’à tester de façon intrusive les limites de résistance de l’ensemble de la société, des zones de banlieues les moins accueillantes aux quartiers chics parisiens. Ils se sont rassemblés sans se connaître auparavant, ont décidé de (se) manifester et de défiler à l’écart des habituelles banderoles revendicatives des organisations syndicales, loin des bannières des partis ou des camps intégristes. Ces « gilets jaunes », anonymes, autonomes, hétéroclites, dans un élan de fureur exaltée, par cette irruption de colère spontanée, finalement, sont devenus les vrais artistes du happening de ce début de siècle, d’authentiques performers de la trempe d’Arthur Cravan. Des artistes qui, en l’ignorant peut-être, ont emprunté aux dadaïstes certains des codes les plus provocants parmi lesquels la vie, sans aucune sublimation, reste préférable à l’art.

Dommage que le monde des arts et celui de la culture, trop occupés perpétuellement à entretenir l’entre-soi, n’ayant pas saisi toute l’ampleur de ce mouvement, toute sa richesse potentielle, soient passés à côté, n’offrant que des représentations descriptives, à l’instar des journalistes largement dépassés par les spectacles saisissants de cette communauté de citoyens à l’âme révolutionnaire, désireux de changer le monde. Aujourd’hui, les artistes ne semblent plus vouloir changer le monde, préférant le commenter ou l’illustrer, accompagnant ses mutations sociétales dans le sens du poil (l’écologie en premier lieu), incapables (mais pourquoi ?) du pas de côté ou de la distanciation, préférant encore et encore parler d’eux tout en croyant (naïvement) parler des autres (le comble de l’entre-soi !), allant jusqu’à en subir silencieusement les pires méfaits par peur de l’exclusion, de la marginalité. Pourtant, comme disait l’autre, « c’est la marge qui tient la page ».

Ainsi le monde des arts et celui de la culture n’échappent-ils pas à ce schéma dévastateur de l’entre-soi ; pire, ils l’entretiennent avec un soin appliqué depuis de nombreuses années, pour se rassurer, se préserver eux-mêmes selon le régime de la connivence, préserver leurs prérogatives, leurs logiques de vie. Ce que confirme le passionnant documentaire consacré à la Fémis de Claire Simon, Le Concours, présenté en salles en 2017. D’ailleurs, si chaque décideur politique, chaque ministre succédant au précédent tient à porter absolument un projet de « démocratisation » de la culture (l’EAC en étant un des aspects), c’est que l’entre-soi, précisément, a contribué à creuser un fossé d’incompréhensions abyssal entre le (« grand ») public et tous les propriétaires attitrés de la culture.

À cet égard – triomphe de l’entre-soi – le récent entretien du nouveau directeur de la Villa Médicis, lui-même ancien pensionnaire de l’institution, paru dans Le Monde en date du 16 septembre, frise le burlesque (il faudra bien en reparler) et démontre à quel point la consanguinité à l’œuvre participe à l’appauvrissement du discours comme d’une vision du monde de la création qui pourrait être autrement plus constructive. Il en va de même avec Françoise Nyssen, dont l’éphémère passage au ministère de la Culture aura laissé un souvenir un peu vague et futile dans l’esprit de chacun, qui vient d’être élue (sur proposition de Roselyne Bachelot et Cécile Helle) présidente du conseil d’administration de l’association de gestion du Festival d’Avignon (à la suite du brillant Louis Schweitzer) alors qu’elle est déjà présidente de La Maison de la Poésie à Paris, présidente de l’association Éclat (le Festival international de théâtre de rue d’Aurillac et le Parapluie, CNAREP), vice-présidente de la Fondation des Alliances Françaises, membre active de l’association des Rencontres d’Arles, etc. Comment est-il pensable de confier une gouvernance supplémentaire à quelqu’un à ce point approximatif sinon pour des raisons à la fois politiques et stratégiques afin de maintenir une sorte de contrôle (voire de pouvoir) sur cette culture de l’entre-soi ?

Il serait grand temps de changer de paradigme et, par une échappée quasiment philosophique, (re)questionner à la fois l’esprit de communauté et celui de l’universalisme pour imaginer une voie médiane, plus démocratique (« les droits culturels » montrent la voie), capable de prendre en compte le pluralisme des sociétés humaines grâce auquel il est possible de réaliser de grandes choses.

Marc SAGARY

 


Après des études de cuisine et de philosophie (de l’art), Marc Sagary a occupé différentes hautes fonctions dans les milieux artistiques, en France et à l’étranger. Il œuvre à présent au partage de la culture et des idées, et tient une chronique mensuelle dans Profession Audio|Visuel depuis octobre 2020.