« Artiste, c’est un métier ? » La question posée par la mairie de Bordeaux est insultante. La culture deviendrait-elle un superflu ? Mais là n’est pas le danger le plus grave aujourd’hui : le péril mortel est intérieur.
« Artiste, c’est un métier ? » L’affiche est là, provocatrice et d’un mauve sale, campée en plein Bordeaux. Je la relis trois fois sans y croire. C’est donc bien vrai, cette campagne effarante où, sous prétexte de donner son avis sur la culture en Aquitaine, on nous crache aux yeux cette insultante question ? À Grenoble, une adjointe » aux cultures » renchérit en mettant à feu et à sang les institutions culturelles parce qu’il faudrait en finir avec « le logiciel de pensée Malraux-Lang » qui voyait trop grand et trop largement les missions de la culture. J’écarquille les yeux. Vraiment ? Nous en sommes là ? Ce n’est donc pas assez que, depuis un an, notre métier traverse les pires difficultés du siècle, « non-essentiels et contaminants », « inutiles et dangereux », il faut donc aussi nous humilier et nous rouler à ce point dans la boue ? Que se passe-t-il ? Nous étions la couronne de la civilisation, le joyau de la société – et ainsi, en quelques mois à peine, nous voici donc relégués et malheureux ? Tout le monde connaît cette anecdote de Churchill rétorquant à un de ses conseillers pendant la guerre, qui lui proposait de supprimer le budget de la culture pour l’affecter à l’armée : « C’est hors de question. Pourquoi nous battrions nous alors ? »
Serions-nous désormais en train de sombrer dans cette « barbarie intérieure » que dénonçait déjà Jean-François Mattéi voici des années ? La culture devient-elle, dans une société du chiffre, un superflu et un luxe ?
Pas d’outrance. Gardons même dans l’épreuve la mesure. S’il se passe quelque chose – et un drame est bien en cours –, il faut être précis. Il y a bien une transformation des enjeux, un changement d’axe, mais il faut mettre exactement les bons mots sur les choses pour dénoncer le danger. Qu’est-ce donc réellement qui nous met en demeure ?
Sommes-nous d’abord réellement menacés sur le fond ? Non. D’abord, la culture n’a pas cessé d’exister pendant le confinement, des relais puissants tels Arte, forcément, ou Culture box, ou le site de l’Opéra de Paris, etc., ont permis au public (car tout de même, il compte) de se nourrir intellectuellement et culturellement. Nous avons survécu, dans la douleur et la souffrance ; nous avons été mis à genoux mais nous nous relèverons.
L’idée qu’il y aurait un grand procès fait à la culture n’a pas de sens et nous savons bien au fond que nous ne sommes pas mal-aimés mais que l’attention est ailleurs. Nous sommes pour l’instant suspendus, comme l’est un mot d’amour avant d’être prononcé. Nous reviendrons, forts et renouvelés. Le sang qui coule de nous dans Arte et chez quelques-uns témoigne que nous ne sommes pas morts, et que le grand battement du cœur culturel de notre société va battre à nouveau et battre à se rompre : quelle fête cela va être que cette future belle époque où nous allons tout refaire à neuf et briller comme des feux après la nuit !
Il y a en réalité et à mon sens plus grave et plus mortel. C’est l’idéologie, rampante et lentement montante, doucement insidieuse, que nos métiers n’auraient plus rien à faire avec le bien commun et avec l’universel. C’est l’idée, méchante et perverse, que nous n’aurions avec l’essence de l’homme et le cœur du monde aucun rapport. Actes successifs, évanescences, écume sur la mer, voile de Hélène dans Faust – nous n’aurions, nous autres gens de l’art, que des fumées à offrir. Sophocle, Eschyle et Euripide – prurits indigènes n’ayant de valeur que celle du temps qui passe. Tallis, Haydn ou Ravel ? instantanés sans portée, gelées éphémères. Lynch, Tavernier ou Lelouch ? expressions passagères d’une époque révolue, rien d’important. Misère…
Voilà très exactement, en réalité, la menace qui pèse sur nos métiers, au-dessus de nos corporations : la performance évanescente, le singulier devenu déité. Le Dieu-instant, le hic et nunc sacralisé. Rien d’universel, aucune dureté, zéro endurance : rien qui fasse valoir quelque chose de l’âme, quelque chose du monde, quelque chose de l’histoire et – certainement moins encore – quoi que ce soit du sens et de la signification. S’il y a une barbarie, une seule, s’il y a, pour plagier Allan Bloom, une âme désarmée, c’est celle-ci : un esprit qui se résoudrait à ne plus avoir d’ambition que la singularité en perdant de vue toute cette nappe universelle qui jusqu’ici faisait et a fait l’accrue de la culture à nos sociétés. Si nous ne disons rien qui vaille, si nous ne sommes que vent et poussière, Nacht und Nebel, expressions aussitôt mortes après avoir été prononcées, papillons sans intérêt, alors oui nous mourrons d’une mort certaine.
Nous autres de la culture sommes des paysans de l’esprit. Nous labourons pour longtemps, ce que nous cultivons veut nourrir, cela veut donner à manger, à boire, cela veut habiller, nous voulons le bien commun. Il y a entre le mot culture et le mot substance un rapport d’amour et de consonnance : rien de ce qui est humain ne nous est étranger.
Bien sûr que nous sommes en danger, mais il n’est pas extérieur. Il n’a rien à voir avec la politique, rien à voir avec les budgets, et même pas avec le confinement. C’est l’effondrement intérieur qui ronge nos piliers, cette chute en avant qui nous plonge vers les pures singularités – le local absolutisé, l’instantané déifié, la représentation individuelle ou communautaire sacralisée. En déchirant l’unique couture de la culture, bien commun et universel en un archipel de manifestations éphémères et sans signification, nous pourrions bien pourrir sur pied, hélas.
Le logiciel d’André Malraux et de Jack Lang était bien une logique et une leçon : la culture donne du sens, elle est la gardienne de l’universel en l’homme et du bien commun dans la société. Rimbaud, encore, Rimbaud toujours :
« Âme sentinelle,
Murmurons l’aveu. Des humains suffrages,
Des communs élans, Là tu te dégages, Et voles selon »
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Lire les chroniques précédentes d’Emmanuel Tourpe :
– La fin de l’histoire
– Anatomie d’un récit : la bonne histoire au scalpel
– Les jolies courbes de Vonegut et les actions bien placées d’Aristote : les vraies clés du récit
– Comment le cerveau raconte : le récit comme voyage intérieur
– Pars vite et reviens tard
– Mais que fait donc la marquise à cinq heures ?
Emmanuel Tourpe, 50 ans et père de 4 enfants, est le directeur de la programmation TV / numérique de la chaîne culturelle Arte. Il a occupé les mêmes fonctions, ainsi que celles de responsable des Études, à la RTBF pendant presque 20 ans. Docteur habilité en philosophie, il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages et d’articles scientifiques. Il est également un conférencier international. Il exerce également des fonctions de conseil en communication, management et stratégie. Il tient une chronique bimensuelle dans Profession Audio|Visuel depuis octobre 2020.
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