La trilogie de Frank Giroud et Olivier Martin, La guerre invisible (Rue de Sèvres), s’attaque à un angle mort de l’histoire contemporaine : le recrutement des savants allemands par les États-Unis, la Russie ou encore la France. Un premier volume trépidant, aux perspectives cinématographiques certaines.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des savants allemands – adeptes du nazisme ou non – sont recrutés par les grandes puissances mondiales. Les données varient selon les recherches : on parle de près de 3 000 savants allemands recrutés par les États-Unis, pas loin du double pour la Russie, et même d’un millier par les Français, dont des personnalités troubles telles que le comte Helmut Zborowski ou encore Hubert Schardin. En pleine guerre froide, ces enrôlements deviennent des enjeux majeurs, dans différents secteurs technologiques : armes, fusées, moteurs à réaction, vaisseaux…
Parmi les noms les plus célèbres : Wernher von Braun, l’un des concepteurs du premier missile balistique de l’histoire, la fameuse fusée V2, larguée par milliers au Royaume-Uni et en Belgique. À la tête d’une équipe d’environ cinq cents membres, tous installés à Peenemünde, petit port paisible au nord-est de l’Allemagne devenu soudainement la base militaire où sont fabriqués et testés les missiles, puis à Blizna en Pologne, Wernher von Braun rejoint les États-Unis après la guerre, dans le cadre de l’opération Paperclip : il travaille comme responsable du programme de missiles balistiques de l’armée américaine, puis pour la NASA, avant de mourir « tranquillement » d’un cancer à soixante-cinq ans, sans jamais avoir été véritablement inquiété pour ses obscures relations avec le nazisme.
Intitulée La Guerre invisible, en référence probable à la guerre froide – ou peut-être à ce documentaire d’Antoine Vitkine (2010) qui raconte le recrutement des ingénieurs par les États au profit de la guerre de demain –, la trilogie du regretté scénariste Frank Giroud, mort en 2018 à soixante-deux ans, et du dessinateur Olivier Martin s’ouvre avec ce premier tome sur la tentative de récupération de Manfred Fürbringer, un ancien ingénieur nazi spécialisé dans les systèmes de guidage des fusées V2, par deux agents de la CIA, accompagnés d’un petit garçon orphelin. Nous sommes en 1951, au Caire. En embuscade, il y a évidemment les Russes, dont on ne comprend la stratégie qu’à la dernière page, appelant de facto une suite.
Tout l’intérêt de cette trilogie est de nous introduire à un épisode peu connu de l’histoire – et souvent caché par les gouvernements d’alors, aussi bien à leurs ennemis qu’à une opinion publique qui pourrait se montrer choquée. L’intrigue n’est pas – à ce stade – d’une originalité surprenante, mais elle est efficace, servie par des planches au cadrage rigoureux, truffées de petites vignettes, donc d’informations qui visent à souligner la tension et l’action propres au genre de l’espionnage, sans donner au lecteur la possibilité de respirer. La qualité de la colorisation, œuvre de Gaétan Georges, sert parfaitement l’ensemble, les tons ocrés de l’Égypte (auxquels s’ajoute une récurrence particulièrement forte du bleu) trouvant une correspondance intelligente avec les teintes des documents d’archives.
Le premier volume de cette trilogie est, selon la dédicace de Virginie Greiner-Giroud, également scénariste de bande dessinée et compagne de Frank Giroud, l’« ultime album » de ce dernier. « J’espère que là où tu es tu seras fier du travail accompli sur la suite avec Laurent, et que cette trilogie te fera honneur », ajoute Olivier Martin. Nul doute que Frank Giroud n’aurait pas renié cet album nerveux et soutenu, que le lecteur ne lâche pas une seconde.
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Frank Giroud (scénario) et Olivier Martin (dessin), La Guerre Invisible – Tome 1 : L’agence, Rue de Sèvres, 2021, 56 pages, 24 x 32 cm, 15€
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