Éric Zemmour aujourd’hui comme Donald Trump hier ne sont que les symptômes pénibles d’un triple cancer qu’il faut nommer : gender, woke et cancel culture. Il ne saurait être question de déplorer des effets dont on chérit les causes, sans quoi le populisme risque d’être continuellement appelé à la rescousse.

L’air de rien
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A la mémoire de Jacques Laz, mon premier maître

Il ne suffit pas de se demander si Éric Zemmour est un Donald Trump à la française. Il faut encore voir si les causes liées à l’émergence de telles figures « obsidionales » ne sont pas les mêmes. Et, en partie, c’est bien évidemment le cas. Le milliardaire coruscant et le brillant débateur sont suscités largement par la peur, celle du siège de la forteresse qui appelle un prétendu « chef charismatique » et anti-système pour la sauver, celle que tout un électorat ressent à l’égard de profondes transformations : mondialisation, délocalisation, déclassement de l’Occident…

Parmi ces raisons d’inquiétude, il y en a une plus particulièrement qui rassemble l’ancien président américain et le chroniqueur français. Avec quelques années de retard par rapport au nouveau continent, nous sommes frappés par trois phénomènes culturels anglo-saxons : le Gender, la Cancel culture et le Woke. Par un curieux effet de boomerang, les universités de gauche américaine ont développé ces trois modèles offensifs sous l’effet d’une « french Theory » qui revient, transformée, sous la forme de poussées radicales dans le monde académique hexagonal, et ce courant diffus provoque l’angoisse de la majorité silencieuse.

Il ne suffit pas de s’attaquer à D. Trump et à E. Zemmour, ils ne sont que des symptômes pénibles d’une maladie. C’est le triple cancer de ces idéologies gender, woke et cancel culture qu’il faut cibler si l’on veut éviter, hélas, que le populisme ne soit appelé à la rescousse par une population paniquée.

Ai-je besoin de rappeler ce que sont ces trois idéologies ? Car d’idéologies il s’agit, au sens fort donné jadis par Karl Popper, quand il définissait ce type de discours par rapport à des propositions scientifiques : le propre d’une idéologie est d’être tautologique, c’est-à-dire qu’elle se nourrit des contradictions rationnelles qu’on lui apporte. J’y ajoute un autre trait : une idéologie a pour autre caractéristique de s’imposer à une culture donnée par le silence de la majorité, qui oublie de lui signifier une fin de non-recevoir. C’est la pensée d’une archi-minorité, qui finit par devenir une culture dominante par estompement des résistances naturelles du corps social. Par une sorte d’immunodéficience intellectuelle. Or, nous sommes exactement dans une telle situation, de veilleurs endormis. Alors effectivement, si ceux à qui la garde culturelle de la cité revient ne tiennent pas leur rôle crucial, il ne restera à la fin comme expédient que le recours à des personnages autoritaires et simplificateurs, à des vulgaires « Léon, nettoyeur », pour éviter le désastre.

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Le gender est un pur produit de laboratoire. C’est l’idée, totalement abstraite et née dans des bureaux capitonnés d’universitaires, selon laquelle le sexe est une pure construction culturelle*. Ce « constructivisme » n’a rien d’une nouveauté : c’est le dernier reste d’un rationalisme qui hait la nature, une sorte de fruit d’arrière-saison de Descartes. Les mêmes idées président en arrière-plan au ravage de la forêt amazonienne : faire plier la nature devant l’homme.

Il faut ici que je précise quelque chose d’important pour éviter les malentendus inévitables. Par « gender », je n’entends pas ici les précieuses « gender studies » qui alimentent la vie académique ; et moins encore les indispensables évolutions culturelles visant à une absolue égalité sexuelle des LGBT (qui, heureusement, ne dépend pas du genderpour être légitime !). Je vise ici exclusivement cette théorie d’intellectuels purs qui fait de notre dimension génitale et sexuelle une simple variable d’ajustement de nos existences. Une généralité vide. Une pure possibilité. Nous serions des anges indéterminés, absolument déliés de toute réalité naturelle. Le père lointain, très controversé, de cette vision des choses est un certain John Money. Dont les pratiques n’avaient rien à envier aux pitoyables thérapies de conversion : il a forcé des patients à des changements de sexe et d’orientation sexuelle qui ont broyé des vies entières. À l’inverse, il est clair aussi que certains adversaires du gender, tout aussi idéologisés que les tenants de la pensée qu’ils dénoncent, n’aident pas beaucoup à voir clair sur ces questions difficiles et touchy (mon Dieu, délivrez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge…).

Le gender est en contradiction évidente et radicale avec la conscience écologique contemporaine : autant notre conscience environnementale est en train de grandir – autant donc d’un côté nous commençons à entretenir avec la nature extérieure un rapport autre que celui, rationaliste, des ingénieurs et des technocrates –, autant, de l’autre côté, le gender nous pousse à développer un rapport abstrait avec notre propre corps. Laudato si ! Chantons les petits oiseaux, sauvons les orangs outangs, mais mettons sous séquestre notre réalité sexuelle.

La terre n’était jadis qu’une source d’exploitation, car il fallait s’en rendre « maître et possesseur » (Descartes). C’est au tour de notre corps sexué de passer à la casserole de l’abstraction et de se résumer à un simple « projet intellectuel ». La nature du corps doit être niée par la raison qui peut en faire son jouet, comme elle l’a fait jadis des sous-sols d’Alaska. Comme philosophe, je suis persuadé que l’on peut défendre avec efficacité l’égalité sexuelle et les droits sexuels sans passer par cette case du gender, et au contraire en développant une écologie intégrale qui concerne aussi nos corps et non seulement l’environnement. La nature s’arrête-t-elle avant le vagin ou le pénis ? Mais c’est une tâche plus difficile que les généralisations abstraites, cela demande un vrai travail de la pensée qui se nourrisse de la réalité et non de concepts.

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La cancel culture, comme je l’ai rappelé dans une interview à la revue punk Gonzaï (juillet 2021, pp. 62-66), naît au départ d’une bonne intention, celle de mettre à l’avant-plan une « accountability », que l’on peut rapporter à cette phrase que l’on trouve dans Spiderman : « Un grand pouvoir implique une grande responsabilité ».

Cette idée – digne d’une ligue de vertu dans un western – de devoir rendre compte de ses responsabilités publiques s’est très vite transformée en lynchages passionnés, sous l’effet de cette célèbre « foule criminelle » de Scipio Sigele (que Gustav Le Bon a popularisée dans sa Psychologie de la foule). Ce terme de « cancel culture » est piqué à une chanson de Nile Rodgers, Your love is cancelled, et se présente comme une posture explicitement politique : le terme même est une invention de la droite américaine qui cherchait à caractériser cette attitude de la gauche universitaire visant à la « cancellation » de tout responsable public ou de toute institution dont l’« accountability » à l’égard du politiquement correct serait prise en défaut.

Inutile de dire que, outre la rage mise à ce petit jeu de quilles par les immanquables médiocres, les normes mêmes qu’il s’agit de respecter sont tout à fait arbitraires. La cancel culture, c’est, en gros et pour faire court, le prétexte tout trouvé pour lâcher une meute de petits juges iniques derrière leurs claviers, et parfois à cheval sur les toilettes quand ils crient haro sur le baudet – une version extrajudiciaire des procès de Moscou.

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Le woke est plus complexe, et plus sensible. Cette stratégie de réveil (‘‘wake up !’’) prend bien sûr ses racines dans la prise de conscience noire qui s’opère à la fin des années 1960, entre l’ultra-violence de Malcom X et la non-violence de King. Mais elle a aussi pour vecteur un courant d’études de sociologie, les « cultural studies », qui voit en particulier un Jamaïcain, Stuart Hall, s’illustrer afin de défendre la culture noire au sein des médias

Ces dernières années, un mouvement marxiste (eh oui ! ça ne se sait pas) a pris le relais de ces anciennes revendications sous le slogan Black Lives Matter. Loin d’être un gentil slogan humaniste, auquel tout un chacun ne peut que se rallier, il cache un projet racialiste d’envergure visant en particulier à évacuer les propriétaires blancs de leurs maisons pour les donner à des personnes noires. Un KKK à l’envers. La version plutôt light qui a débarqué en Europe ne tend bien sûr pas à ces extrêmes mais comme chacun le sait, elle a pris un tour mémoriel il y a un an et demi environ : on déboulonne toutes les statues, réelles ou symboliques, de ceux qui ont quelque chose à se reprocher, en particulier par rapport à des fiertés indigènes. Jacqueline Lalouette (Les statues de la discorde) en a dressé la liste : cela va d’anciens esclavagistes notoires au roi belge Léopold II – le « coupeur de mains » – en passant curieusement par des personnages qui ont aboli l’esclavage, tel Victor Schœlcher. Dans ce dernier cas, on dénonçait une « une occultation paternaliste du rôle déterminant des esclaves dans leur propre libération ». Sic.

Mais derrière ces déboulonnages, il y a davantage et plus dramatique. Et cela concerne nos métiers. En effet, le wokemet une pression très forte sur nos scènes, nos récits et nos médias afin de dénoncer les faits qui, dans notre histoire, ont fait de nos nations des entreprises criminelles et des peuples opprimés, des victimes. En ce sens, il n’est pas inutile de revisiter notre histoire en clarifiant, enfin, ce qui s’y trouvait caché : à savoir par exemple, entre les lignes de la Marseillaise, les vrais crimes de Bonaparte au siège de Jaffa, les méfaits graves de troupes de Charles X en Algérie sous prétexte d’empêcher le piratage de la Méditerranée, ou encore l’odieux comportement de la France à Madagascar en 1947. La liste est immense des horreurs de cette histoire implicite qui recouvrait d’un voile pudique les ombres sanglantes de notre passé bien trop glorifié. Il fallait cette prise de conscience, indéniablement.

Pour autant, une question très importante se pose ici. Et elle nous concerne dans notre secteur des arts de la scène et des médias. On voit peu à peu un mouvement extrême de balancier se mettre en place, et toute notre histoire se réduire à ces crimes. De l’attention légitime aux victimes on passe peu à peu à une doctrine victimaire, obsessionnelle, un tonneau des Danaïdes où les excuses et les demandes de pardon sans fin se succéderaient – pour un passé dont on finit par ne plus voir que le côté négatif.

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C’est ici que je m’interpose. Avec gravité. Gare ! Alarme ! Le woke nous menace désormais de quelque chose d’extrêmement dangereux : une inflation de la mémoire blessée, qui est, en réalité, le propre des névroses. Si l’on ne veut pas que des médecins peu subtils ne viennent soigner cette plaie purulente, il est urgent d’appliquer très vite le pharmakon adéquat. Qu’est-ce donc que ce médicament ?

Nous le dirons dans la prochaine chronique – et ce ne sera pas une petite affaire marginale, mais l’un des tout grands enjeux, y compris électoraux, des mois à venir : il faut, de toute urgence, retrouver le sens long de l’histoire, une autre mémoire, mais aussi – et nous verrons que Nietzsche va nous y aider grandement – un rapport renouvelé à l’oubli. Sans lequel notre vie ne veut avancer. Et sans laquelle notre société ne peut avoir d’avenir.

À suivre…

Emmanuel TOURPE

* Pour ceux que la question intéresse, voir J. Lorber et S. A. Farrell, The social construction of Gender, Sage, 1991 ; H.T. Wilson, Sex and Gender, Leyde, 1989.

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Lire les chroniques précédentes d’Emmanuel Tourpe :
Il faut sauver le soldat Raison : 7. “Plus de lumière !”
Il faut sauver le soldat Raison : 6. Ce qui menace nos rêves
Il faut sauver le soldat Raison : 5. L’imagination au pouvoir
Il faut sauver le soldat Raison : 4. Ma légende est plus vraie que votre Histoire
Il faut sauver le soldat Raison : 3. Cultiver les fantasmes
Il faut sauver le soldat Raison : 2. Heureux les fous
Il faut sauver le soldat Raison : 1. Le sage chevauché

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Emmanuel Tourpe, 52 ans et père de 4 enfants, est le directeur de la transformation digitale et du data management à Arte. Il a occupé la direction de la programmation TV / numérique de la chaîne culturelle Arte et de la RTBF pendant presque vingt ans. Docteur habilité en philosophie, il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages et d’articles scientifiques. Il est également un conférencier international. Il exerce également des fonctions de conseil en communication, management et stratégie. Il tient une chronique bimensuelle, qui n’engage que lui et en aucun cas les différentes institutions pour lesquelles il travaille, dans Profession Audio|Visuel depuis octobre 2020.


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