Hier avait lieu l’inauguration de la tour LUMA, le matin, et l’ouverture des Rencontres photographiques d’Arles, le soir : deux événements apparemment en correspondance, et pourtant deux mondes bien différents, soulignant un glissement perceptible depuis quelques années, à savoir le déclin de la politique culturelle publique au profit du mécénat privé.
Ils étaient tous au rendez-vous, ce dimanche matin, pour l’inauguration de la tour LUMA, une splendeur aux 11 000 écailles de verre conçue par l’architecte Frank Gehry (c’est autre chose que la triste métamorphose de la Bourse de Commerce en Fondation Pinault), qui abrite désormais une fondation dédiée aux arts contemporains : l’actuelle résidente de la rue de Valois, Roselyne Bachelot-Narquin, les anciennes ministres Françoise Nyssen, Françoise de Panafieu, Georgina Dufoix, le président de région Renaud Muselier, le préfet, le nouveau maire d’Arles, Patrick de Carolis, jusqu’à l’architecte Frank Gehry lui-même, présent pour l’occasion. Tous se sont pressés autour de Maja Hoffmann, élevée pour l’occasion au grade de Commandeur des arts et des lettres, la plus haute distinction décernée par le ministère de la Culture.
LUMA : une histoire artistique à l’œuvre
« Le projet que vous nous offrez aujourd’hui, chère Maja Hoffmann, est follement enthousiasmant, se réjouit Roselyne Bachelot, qui cite pour l’occasion Alphonse Daudet, non sans un brin de lyrisme. L’énergie qui se dégage de ce lieu tient autant du projet artistique que vous y portez qu’au site lui-même, magnifiquement inventé. » Et la ministre de retracer, à l’occasion de la décoration, l’existence de la famille Hoffmann, qui devint en deux générations l’un des leaders mondiaux de l’industrie pharmaceutique et dont Maja Sacher-Stehlin (1896-1989) fut une figure majeure : sculptrice – disciple de Bourdelle –, puis mécène avec son mari Emanuel Hoffman, ils acquirent directement auprès d’artistes tels que Paul Klee ou Jean Art une grande quantité d’œuvres ; après la mort prématurée de son époux, dans la trentaine, elle créa la Fondation Emanuel Hoffmann pour perpétuer l’œuvre initiée, que poursuit aujourd’hui à son tour sa petite-fille, Maja Hoffmann, né en 1955.

Renaud Muselier, Roselyne Bachelot, Frank Gehry et Maja Hoffmann (© Pierre Gelin-Monastier)
.
La Fondation LUMA en porte la trace, qui propose des œuvres de photographes historiques (Nan Goldin, Diane Arbus, Derek Jarman, Parkett Verlag, Annie Leibovitz…) et des œuvres contemporaines d’artistes aussi divers qu’Ólafur Eliasson, Liam Gillick, Etel Adnan, Anri Sala, Tino Seghal, Christian Marclay (dont nous aimerions voir le montage cinématographique intégral, qui dure vingt-quatre heures), John Akomfrah, Carsten Höller ou encore Franz West, Ian Cheng, Ritkrit Tiravanija et Koo Jeong A.
Soyons honnêtes : toutes les œuvres ne m’enthousiasment pas, mais comme disait déjà en son temps Emanuel Hoffmann, citée par Roselyne Bachelot : « Nous sommes loin de prétendre que nos expositions ne montrent que des chefs-d’œuvre. Mais nous, justement, nous cherchons. La vie n’est jamais immobile et chaque génération est à la recherche de la forme dans laquelle elle peut le mieux s’exprimer. » La collection présentée impressionne toutefois par sa créativité, par sa dynamique, par son histoire artistique à l’œuvre.
La Fondation LUMA ne se contente pas d’être un écrin de 56 mètres pour les expositions ; elle est par ailleurs un laboratoire pour l’émergence, un centre d’archives et de recherche, une bibliothèque, un parc de création, un campus créatif, un lieu de résidences pour les artistes, auquel la ministre a dit être particulièrement sensible, confiant sous forme d’aveu ambigu : « Elles sont l’occasion de rencontres fortuites, elles permettent des expérimentations qui ne seraient pas possibles dans un autre cadre. » Au sein de la fondation, une salle est tout particulièrement consacrée à la pensée et à l’œuvre d’Édouard Glissant, manifestant la volonté de la Fondation Hoffmann de tisser des relations entre les artistes, avec les habitants et plus généralement avec le territoire, pris dans sa diversité des reliefs (entre Camargue et Alpilles) et des cultures.

Exposition à la tour LUMA (© Pierre Gelin-Monastier)
.
De la lumineuse LUMA aux ternes Rencontres de la photographie
Les Rencontres photographiques ont fait en parallèle bien pâle figure. Tandis que l’inauguration de LUMA se tenait dans un espace imposant, aux portes grandes ouvertes, avec des moyens techniques à la hauteur de l’enjeu, l’ouverture des Rencontres s’est faite – comme chaque année – dans l’étroite cour Fanton, emprisonnant les heureux privilégiés entre une imposante grille aux épais barreaux et la façade du bâtiment abritant les locaux de l’événement, les conglutinant les uns contre les autres (à l’exception des quelques rares personnalités ayant la faveur d’un siège à leur nom), sans espoir de saisir les quelques bribes de discours rapidement expulsés – mais était-ce une perte ? Et même, est-ce volontaire ? –, faute d’avoir un matériel adéquat.

Cour Fanton (© Pierre Gelin-Monastier)
.
Certaines personnalités – évidemment excusées – ont brillé par leur absence, parfois remplacées par un adjoint, ORLAN apportant une rare petite touche de pittoresque dans un monde soudain devenu terne. La brillante tour LUMA, pourtant inaugurée sous la pluie, a semblé laisser sa place à un entre-soi sinistre et fossilisé, alors même que le soleil faisait son rayonnant retour.
Nous ne présumons évidemment pas de la qualité des différents travaux présentés lors de cette édition 2021 des Rencontres photographiques, dont certains pans reprennent des expositions qui devaient être présentées l’an dernier, du temps où Sam Stourdzé en assumait la direction artistique, avant de céder sa place à Christoph Wiesner en septembre 2020. Reste que la programmation annoncée, qui manque d’ampleur et d’ambition, n’est pas pour rassurer…

ORLAN (© Pierre Gelin-Monastier)
.
Sabine Weiss en reine de la photographie arlésienne
Il y a bien la magnifique exposition consacrée à l’œuvre historique de Sabine Weiss, qui s’apprête à fêter ses 97 ans et qui fit l’honneur de sa présence lors d’une visite privée. J’ai été saisie par cette série de photographies prises à Dun-sur-Auron, dans une colonie familiale pour aliénés mentaux dans le Cher, au début des années 1950, par cette photographie d’une vieille femme de Budapest à la tête brinquebalante, comme en attente d’une épaule ou d’une terre pour enfin la poser, ou encore par ces orants de tout pays et de toute tradition, intelligemment alignés les uns à côté des autres. Cette rétrospective dévoile l’ampleur d’une carrière qui couvre plus de 70 ans.

Sabine Weiss et Roselyne Bachelot (© Pierre Gelin-Monastier)
.
À la Coursive, si la rétrospective sur le jazz ne présente que peu d’intérêt artistique, sinon pour les nostalgiques d’une époque, les expositions photographiques de Jean-Luc Bertini et – surtout – de Jean-Michel André m’ont confirmé la qualité de leur travail. Il y a dans le projet de Jean-Michel André une douceur, une tendresse pour des paysages qui, paradoxalement, donnent à voir leurs aspérités, voire leur austérité. J’ai déjà eu l’occasion d’en parler ici ; inutile donc d’y revenir.
J’ai enfin découvert la singulière approche d’une artiste complètement hors cadre, Pauline Fargue, qui donne à voir dans son projet Panopticon 2019-2021 l’enfermement artistique des réseaux sociaux : à côté de quelques – belles et rares – photographies, elle expose par le biais d’une multitude d’écrans (trente-six prévus, mais au moment de visiter l’exposition, l’installation n’était pas encore achevée) une série de mini-vidéos extrêmement rapides postées sur Instagram, c’est-à-dire une œuvre qui n’existe pas en soi, sinon condamnée à perpétuité dans la tragique cellule de la seule application.

« Borders » de Jean-Michel André (© Pierre Gelin-Monastier)
.
Une émergence réduite à la portion congrue
Mais au regard de ces parcours de photographes au travail déjà reconnu, du moins en partie, que reste-t-il pour l’émergence, pour ceux qui défrichent inlassablement un territoire photographique qui creuse tout de même beaucoup les mêmes sillons, répétant les gestes d’aînés sans trouver de point de vue singulier ? Quatre malheureuses expositions dites « émergentes » sont au programme : Sim Chi Yin, Almuneda Romero, Lebogang Tlhako et un trio de jeunes diplômés de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles, à savoir Anyssia Bidout, Emma Riviera et Cédrine Scheidig. J’irai évidemment voir leur travail, mais la moisson n’est guère abondante et les ouvriers présentés sont peu nombreux.
J’ai en revanche parcouru longuement l’église des frères prêcheurs, à la découverte des lauréats du prix découverte Louis-Roederer 2021 (encore un mécène privé)… Le résultat n’est guère exaltant. Les froids ornements géorgiens de Ketuta Alexi-Meskhishvili côtoient un énième récit autobiographique, triste et sans saveur, signé par l’artiste tchèque Marie Tomanova. Il y a encore Andrzej Steinbach, qui photographie les photographes, en un banal conformisme qui frappe le monde artistique aimant se regarder questionner et interroger le moi qui devient soi pour mieux comprendre l’acte du soi qui renvoie au moi… À regarder ce qui se présente, je me dis que la photographie prend à nouveau quelques décennies de retard, reproduisant des idées et des réalisations déjà largement accomplies – en plus original, en plus profond – par la quasi-totalité des autres arts. Tout n’est évidemment pas à jeter. Certaines œuvres présentées sont honnêtes. Mais rien ne frappe véritablement le regard, sinon Les Habitants de Jonas Kamm, pas tant par le point de vue adopté qu’en raison d’un processus de production hybride, qui mêle habilement sculpture, images en plusieurs dimensions et photographie, pour un résultat assez troublant.

« Les Habitants » de Jonas Kamm (© Pierre Gelin-Monastier)
.
Il faut croire que cette édition s’annonce comme une transition : la patte de Christoph Wiesner ne se fait pas encore sentir. La photographie patine, implacablement figée, semblant reproduire inexorablement des modes déjà datées (et pas nécessairement les meilleures), attendant son renouvellement comme Vladimir et Estragon attendent Godot. « Allons-y », dit Estragon en conclusion, avant que Beckett n’ajoute cette ultime didascalie, tout en malice : « Ils ne bougent pas. »
.

Cour Fanton (© Pierre Gelin-Monastier)