Pour son premier film en dehors du Japon, Hirokazu Kore-eda rend hommage au cinéma français, celui de Catherine Deneuve et de Juliette Binoche. Si l’on ne retrouve pas ce qui faisait la force poétique du maître japonais, La Vérité offre néanmoins un faisceau de considérations intéressantes sur ce qui constitue le cœur de nos relations, notamment familiales.
Le film, déjà disponible sur les plates-formes VOD, vient de paraître en DVD et Blu-Ray le mercredi 20 mai 2020.
Synopsis – Fabienne, icône du cinéma, est la mère de Lumir, scénariste à New York. La publication des mémoires de cette grande actrice incite Lumir et sa famille à revenir dans la maison de son enfance. Mais les retrouvailles vont vite tourner à la confrontation : vérités cachées, rancunes inavouées, amours impossibles se révèlent sous le regard médusé des hommes. Fabienne est en plein tournage d’un film de science-fiction où elle incarne la fille âgée d’une mère éternellement jeune. Réalité et fiction se confondent obligeant mère et fille à se retrouver…
L’omniprésente Catherine Deneuve
Pour son premier film en dehors du Japon, après l’obtention de la Palme d’or 2018 pour Une affaire de famille, Hirokazu Kore-eda choisit la France, et pas n’importe quelle France, celle de Catherine Deneuve, de Juliette Binoche et de toute une tradition du cinéma hexagonal.
Si le réalisateur japonais continue d’aborder les thématiques qui lui sont chères – la famille, la filiation, l’absence de père, etc. –, nous sommes néanmoins étonnés de voir à quel point ce qui faisait l’originalité de son style est mâtiné d’influences françaises, si bien qu’on pourrait croire qu’il s’agit d’un drame tourné par l’un des nôtres. Le titre même ne peut-il pas être considéré comme un hommage au chef-d’œuvre d’Henri-Georges Clouzot, avec Brigitte Bardot et Sami Frey, qui obtint l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1961 ?
Si la poésie du maître tokyoïte se retrouve par endroits, La Vérité n’est pas tant un film de Hirokazu Kore-eda qu’un film pour Catherine Deneuve, montrant ainsi que l’enfant d’Edo a une connaissance profonde de la filmographie de l’actrice française. Celle-ci interprète Fabienne Dangeville, une actrice connue qui vient de publier ses mémoires ; elle est omniprésente, de la première à la dernière scène du film, créant un sentiment d’oppression. Personnage centripète, Fabienne Dangeville concentre en elle tous les espoirs, les attentes, les angoisses de ceux qui gravitent autour d’elle. Le narcissisme d’une personnalité engoncée dans une aura qui la dépasse et l’étouffe est ainsi très bien rendu par le réalisateur japonais.
Au début du film, alors qu’elle répond avec un mépris inconscient à un journaliste qui l’interroge, Fabienne Dangeville voit sa fille Lumir – interprétée avec grand talent par Juliette Binoche – arriver des États-Unis, avec son mari Hank (Ethan Hawke, hélas trop inexistant) et leur fille Charlotte (Clémentine Grenier). Lumir est scénariste, tandis que Hank incarne un acteur de télévision sans grand talent ni succès.
Des dialogues émoussés
Dès les premiers échanges, la tension est palpable entre la mère et la fille, si bien que l’on songe immédiatement à l’abyssale Sonate d’automne du réalisateur Ingmar Bergman, qui réunissait dans son terrible huis-clos deux monstres du cinéma, Liv Ullmann et Ingrid Bergman. Mauvaise idée que cette référence, car Hirokazu Kore-eda n’a pas choisi le huis-clos, ni travaillé les dialogues jusqu’à leur donner le tranchant qu’ont ceux de l’artiste suédois.
Nombre de répliques de La Vérité sont plates et stéréotypées, voire en disent trop, à l’image des situations : la querelle autour de la non-venue de la mère à la représentation de sa fille est un exemple caricatural, vu quantité de fois au cinéma (le premier qui nous vient, pour l’avoir revu récemment, est Sixième Sens de Night Shyamalan) ; la ressemblance entre Sarah (la morte) et Manon (une jeune actrice montante interprétée par la prometteuse Manon Clavel) nous est énoncée d’emblée par le secrétaire particulier de Fabienne (Alain Libolt), quand elle aurait pu faire l’objet d’un traitement réellement cinématographique, sans que les ficelles ne nous soient verbalement dévoilées (trop) vite et de manière (trop) répétée…
Qu’est-ce que la vérité ?
La part de mystère que nous aimions tant dans les précédents films du réalisateur japonais se transforme dans La Vérité en un questionnement très occidental, qu’exprime très bien la petite Charlotte à la fin du film : « Mais, c’est la vérité ou pas ? » Qu’est-ce qui relève du réel et de la fiction ? Fabienne ne sait affronter ses peurs, sa rivalité avec la disparue, autrement que par le film qu’elle tourne et qui s’intitule « Souvenirs de ma mère ». Son besoin d’incarner un autre personnage pour faire la vérité avec elle-même, avec son amie fantomatique, ou encore sa nécessité d’avoir un texte pour demander pardon à l’ami qu’elle a blessé n’est-il pas moins réel que son existence même ?
La force de Hirokazu Kore-eda est d’avoir construit un écheveau de considérations autour de ce qui constitue le cœur du film, ainsi que son titre : qu’est-ce que la vérité ? Question presque immémoriale pour qui lit les mythes antiques, d’Orient et d’Occident, et inscrite jusque dans la Bible, en son instant le plus dramatique, à la veille de la condamnation de l’innocent qui se fait serviteur souffrant ou, pour le dire avec le philosophe René Girard, bouc-émissaire : Qu’est-ce que la vérité ?, demande ainsi Ponce Pilate (qui se voit opposer un silence), avant de se laver les mains.
La référence à René Girard n’est pas gratuite dans le contexte, car elle s’intègre plus largement dans sa vision du désir mimétique qui engendre la rivalité meurtrière, donc la violence. Fabienne envie Sarah. Lumir envie sa mère. Les deux femmes se pensent rivales, ou plutôt victimes l’une de l’autre, entraînant la fuite de la fille aux États-Unis, tandis que la mère écrit des mémoires fantasmées, dans lesquelles elle revisite allègrement son passé et élude quantité de personnes qui ont porté sa carrière au fil des ans.
Dans le même temps, le réalisateur s’amuse à faire écrire à Lumir, scénariste de métier, des dialogues, que les personnages prononcent sans qu’on sache d’emblée le truquage, si bien qu’on ignore s’ils appartiennent à l’action ou la mise en scène de l’action, selon une mise en abyme connue, eux-mêmes oubliant parfois qu’il s’agit d’une réplique écrite par un autre personnage. Sauf la petite fille, merveilleusement interprétée par Clémentine Grenier dont c’est le premier rôle, qui peut interroger sa mère de tout le poids de son innocence : « Mais, c’est la vérité ou pas ? »
Où est la vérité ? Elle n’est finalement nulle part en dehors des relations elle-même. Dans l’œuvre de Kore-eda, la vérité n’est pas d’abord affaire de souvenirs, ni de ressentis, mais elle est affaire de famille : la vérité est essentiellement relationnelle, dès lors que la relation devient plus juste et bienveillante. Comme en écho au psaume 85 du livre biblique : Amour et Vérité se rencontrent, Justice et Paix s’embrassent. La vérité n’advient réellement que lorsque l’amour jaillit, offrant comme fruits immédiats la justice et la paix, ou favorisant encore, pour revenir plus directement au film, la contemplation des merveilles qui nous entourent, jusqu’à vanter la beauté « des hivers parisiens »… C’est dire si l’amour-vérité peut susciter des miracles !
Pierre GELIN-MONASTIER et Pauline ANGOT
Hirokazu Kore-eda, La Vérité, France – Japon, 2019, 107mn
Sortie e-cinéma : 25 décembre 2019
Sortie DVD : 20 mai 2020
Genre : drame romantique
Classification : tous publics
Avec Catherine Deneuve, Juliette Binoche, Ethan Hawke, Clémentine Grenier, Manon Clavel, Ludivine Sagnier, Alain Libolt, Christian Crahay, Roger Van Hool
Scénario : Hirokazu Kore-eda
Image : Éric Gautier (AFC)
Musique : Alexeï Aïgui
Montage : Hirokazu Kore-eda
Coproduction : 3B Productions, Bunbuku, M.i Movies, France 3 Cinéma
Distribution : Le Pacte
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