La monographie que consacrent les éditions Actes Sud à Laurence Aëgerter nous donne à voir un certain nombre de travaux réalisés par l’artiste entre 2007 et aujourd’hui. Si nous suivons aisément le fil de sa pensée durant ces treize ou quatorze années, nous peinons cependant à voir « l’œuvre » dans cette succession de performances très conceptuelles.
Ici mieux qu’en face est le titre de l’exposition consacrée à Laurence Aëgerter qui aurait dû avoir lieu entre le 6 octobre 2020 et le 17 janvier 2021 au Petit Palais. À défaut d’avoir pu la visiter à temps, les choix politiques face à la crise sanitaire ayant bousculé mes plans, je me rabats sur la monographie publiée par Actes Sud, sous la direction de Fannie Escoulen, ancienne élève de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles devenue commissaire d’exposition indépendante. Découvrir une œuvre physique dans les salles d’un lieu prestigieux (et surtout lumineux) et la parcourir sur du papier glacé – même dans le cadre d’un bel ouvrage, comme celui proposé par Actes Sud – sont deux expériences radicalement différentes. Il y a nécessairement une attente qui ne peut être satisfaite.
À regarder attentivement la vingtaine de travaux proposés, je discerne une pensée et une sensibilité à l’œuvre, une attention au réel et à son retournement, à l’ici et à l’en face, à la beauté des chefs-d’œuvre de la peinture (notamment flamande) et à la vulnérabilité des collaborateurs dont l’artiste marseillaise sait s’entourer. Laurence Aëgerter aime le jeu entre les pigments anciens et les matières nouvelles, entre les visages figés sur la toile et la matérialité des corps contemporains. Les intentions et le sens qu’elle donne à son travail me semblent – en partie, évidemment – clairs. Nous voyons ainsi des superpositions, et plus généralement une envie de nous faire voir autrement des œuvres connues ou extraites de l’imaginaire collectif contemporain (comprenez : l’internet), par l’ajout de filtres divers. Beaucoup de productions semblent habiles, astucieuses, amusantes, ingénieuses, perspicaces… Mais je peine toujours, après les avoir regardées longuement, à « voir autrement ».
Ces associations et ces dédoublements peuvent parfois distraire ou étonner ; ils laissent le plus souvent indifférent. Je vis de l’intérieur l’intentionnalité de l’artiste mais de l’extérieur l’objet tel qu’il m’est proposé. La démarche de colonisation, qui consiste à accaparer des ouvrages existants (tableaux de maîtres, clichés anonymes, dictionnaire, univers de la culture populaire, matériaux de consommation, etc.) pour les habiller d’une touche personnelle, ne convainc que rarement. Ce procédé tient davantage à une forme de mise en scène de la réalisation finale qu’à un labeur artistique patient et persévérant, au cours duquel l’artiste assume un combat éminemment personnel avec la matière, avec ses aspérités, ses potentialités espérées et ses mystères inaliénables.
Dans les compositions catalytiques de Laurence Aëgerter, dans ses habillages herborisés de paysages dévastés ou encore dans sa série de photographies de photographie de la cathédrale de Bourges, je repère bien quelques trouvailles judicieuses, non dénuées d’un certain sens esthétique. Mais je ne vois pas l’œuvre. Juste des idées reproduites de travaux en travaux. En lisant les textes de Fanny Escoulen, Léa Bismuth, Susanna Gàllego Cuesta et Taco Hidde Bakker, qui accompagnent cet ouvrage et dont j’attendais un éclairage qui me déplace, cette impression est confirmée. Cela « parle » beaucoup mais ça ne raconte rien, sinon des idéaux universels. Qu’importe l’œuvre, tant que vit le discours, surtout s’il est à la mode – et ici, il l’est indéniablement.
Le procédé de colonisation d’œuvres préexistantes ajoute une crainte supplémentaire : il ne connaîtra jamais la crise. La production de Laurence Aëgerter est tout à fait symptomatique de l’état de notre monde, incapable de se renouveler en profondeur, de créer en puisant dans les recoins de l’âme ou même de faire, au sens étymologique – donc poétique – du mot ; l’habillage décoratif suffit, muni du concept idoine et d’un zeste de sensibilité. Quand un artiste se fait miroir du monde, il y a comme un constat d’échec. L’art n’est alors plus le taon sur le cheval de la culture, mais la boutonnière superfétatoire d’une société autosuffisante.
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Laurence Aëgerter, Ici mieux qu’en face, dirigé par Fannie Escoulen, Actes Sud, 2020, 244 p., 42 €

Laurence Aëgerter, PPP2576-2006291711 (Both), 2020
Tirage ultrachrome, 93×130 cm
© Laurence Aëgerter

Laurence Aëgerter, Cathédrale 1h34’ , de la série Cathédrales, 2014
Tirage archive pigmentaire sur papier FineArt Baryta,
© Laurence Aëgerter

Laurence Aëgerter, Elinga, de la série Compositions catalytiques, 2018
© Laurence Aëgerter

Laurence Aëgerter, Photographic Treatment ©, PHT #131, 2016,
Tirage sérigraphié au parfum de menthe poivrée,
© Laurence Aëgerter

Laurence Aëgerter, Digitalis ambigua i.a. – Normandy, France, de la série
Healing Plants for Hurt Landscapes, 2015.
© Laurence Aëgerter