La science nous le dit : le cerveau est plastique, capable d’adaptation, de transformation, de mémoire et d’oubli. Une réalité que le « woke » peine à comprendre, incapable à la fois de pardon et d’esprit, incapable d’une vue d’ensemble, du fait de sa rigidité idéologique.

L’air de rien

« Ce qui dans l’expérience historique, fait figure de paradoxe, à savoir trop de mémoire ici, pas assez de mémoire là, se laisse réinterpréter sous les catégories de la résistance, de la compulsion de répétition et finalement se trouve soumis à l’épreuve du difficile travail de remémoration. »
(Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 96)

Quelle est la découverte la plus prodigieuse que nous ayons faite sur notre cerveau dans les dernières années ?

Sans aucun doute possible, de l’avis de tous les neuroscientifiques, le fait que le cerveau est non seulement globalmais surtout plastique. La substance blanche (câbles d’axones enveloppés de myéline), tout aussi importante que les neurones de la matière grise car elle accélère l’information, n’est pas donnée une fois pour toutes mais se développe à proportion que l’homme expérimente, apprend, crée car le cerveau est plastique ; on estimait pouvoir isoler ici et là dans le cerveau des zones d’activité électrique correspondant à des fonctions ou des facultés, voilà que le cerveau se reconfigure constamment pour compenser les éventuels défauts de ces connexions en créant d’autres chemins d’information car le cerveau est plastique ; on pensait le cerveau fixé à la conscience, voici que les états de conscience modifiés de Corine Sombrun, bouleversant la donne neurologique, nous démontrent la créativité stupéfiante de notre encéphale censément mécanique – car le cerveau est plastique.

Le cerveau est, en réalité, constamment en train de jouer sur un ensemble, qui s’équilibre en permanence : il n’y a rien de plus faux que de le considérer comme un ordinateur avec ses puces et ses fonctions. C’est tout à fait l’inverse : notre cerveau est constamment inventif, tout au contraire d’un algorithme ; il se définit par la capacité d’adaptation, de nouvelles formes, de créativité ; il se développe et guérit. Notre cerveau normal est un cerveau qui digère les manques, les blessures, les absences, et se donne à chaque fois une figure nouvelle.

Un cerveau, et donc un esprit normal, c’est un mental plastique qui s’adapte et transforme les données dont il dispose en un ensemble global qui surmonte les déficits locaux. C’est cela la normalité, et bien avant les neurologues, le grand psychologue Canguilhem l’avait compris : le normal, la vie, c’est l’adaptation. La version « pop » de tout cela a été donnée par Boris Cyrulnik à travers son concept, que l’on ne présente plus, de résilience.

Pour qu’un cerveau fonctionne « normalement », et qu’un esprit avance, il doit donc être capable de cette compétence plastique qui fait la vie. Qu’est-ce qu’un cerveau et donc un esprit plastique, concrètement et dans notre vie de tous les jours ?

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Parmi les composantes indispensables à la vie, à l’adaptation, à la souplesse qui fait le cerveau normal, il y a un élément particulier. Quelque chose que les philosophes avaient mis en avant, bien avant que la psychologie ou la neurologie ne mette le grappin sur l’âme humaine. C’est l’oubli.

Il existe, parmi les grands textes de la philosophie, un monument. C’est un passage de la Généalogie de la morale de Nietzsche, que tout le monde devrait avoir lu un jour. Un texte mirifique, un texte fort et grand, un texte comme il en existe peu dans la vie d’un homme. Le voici, en entier et d’un trait :

« Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur : la possibilité d’oublier. L’homme qui est incapable de s’asseoir au seuil de l’instant en oubliant tous les événements du passé, celui qui ne peut pas, sans vertige et sans peur, se dresser un instant tout debout, comme une victoire, ne saura jamais ce qu’est un bonheur et, ce qui est pire, il ne fera jamais rien pour donner du bonheur aux autres. Imaginez l’exemple extrême : un homme qui serait incapable de ne rien oublier et qui serait condamné à ne voir partout qu’un devenir ; celui-là ne croirait pas à sa propre existence, il ne croirait plus en soi, il verrait tout se dissoudre en une infinité de points mouvants et finirait par se perdre dans ce torrent du devenir. Toute action exige l’oubli, comme la vie des êtres organiques exige non seulement la lumière mais aussi l’obscurité. Un homme qui ne voudrait sentir les choses qu’historiquement serait pareil à celui qu’on forcerait à s’abstenir de sommeil ou à l’animal qui ne devrait vivre que de ruminer et de ruminer sans fin. Donc, il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l’animal, mais il est encore impossible de vivre sans oubli. Ou plus simplement encore, il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens, historique qui nuit au vivant et qui finit par le détruire, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation. »

Voilà. Faut-il une ligne de plus, avons-nous besoin d’un seul mot de surcroît pour saisir dans tout son caractère toxique le problème que pose à notre société le « woke » ? Il n’y a pas de vie possible sans l’oubli.

Mais il est vrai aussi que notre vie mentale n’est pas non plus possible sans une forme de mémoire (qui est, soit dit en passant, le propre de nos métiers dans l’audiovisuel). On sait aujourd’hui en neurologie que notre cerveau a besoin d’autant plus de nostalgie qui le conforte sur ses fondamentaux qu’il est davantage exposé à de l’incertitude (Sébastien Bohler).

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Mais alors, que devons-nous oublier ? Que devons-nous nous rappeler ? Faut-il passer sous silence tous les crimes de nos pays occidentaux ? Devons-nous oblitérer la face sombre de nos civilisations ? Notre histoire doit-elle mentir ? C’est-à-dire oublier les fautes et glorifier les réussites ?

Non, bien évidemment. Le philosophe Paul Ricœur a parfaitement raison de nous mettre en garde à la fois contre la mémoire empêchée et la mémoire manipulée. Mais alors, quelle mémoire est celle de la vérité-fidèle ? Quelle mémoire oublie ce qui doit l’être et commémore ce qui doit être rappelé ? Qu’est-ce qu’une juste mémoire ?

Ce que je vais écrire maintenant est d’un enjeu considérable : nous devons développer une autre mémoire que le souvenir abusivement glorieux d’un « récit national » chauvin et partial ; mais il ne convient pas non plus de verser dans l’hypermnésie névrotique de ceux qui, ne voyant plus que les aspects négatifs de notre histoire, finissent par perdre de vue la totalité. Entre la mémoire qui trompe et la mémoire qui trempe, il y a tout l’espace indispensable, pour un cerveau plastique – « résilient » si l’on veut –, outre l’oubli, pour le pardon et surtout, surtout, pour le récit long et l’histoire selon sa finalité.

Je veux dire par là deux choses qui apparaissent de plus en plus centrales, et d’autant plus manquantes qu’elles sont essentielles, dans notre société : le pardon et l’esprit.

Le pardon : cette force de surmonter l’offense, qui permet d’avancer et de ne pas s’engluer dans le passé. L’esprit : cette force de discerner, dans l’histoire d’un individu comme d’une société ou d’une civilisation, le « sens » global qui s’y met en place indépendamment des défauts et accrocs – ce que le vieil Herder avait appelé « l’esprit d’un peuple ».

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Le vieux philosophe Hegel avait, dans un très beau texte intitulé La raison dans l’histoire (que tous les wokers feraient bien de lire), montré à quel point, sous quelle condition et avec quelle extension, les grandes cultures ont été des civilisations, non par leur absence de défaut ou de faute – mais par le recommencement perpétuel de l’effort, la reprise en main de leur destin par un « état d’esprit » supérieur à toute faiblesse ou crime. Il en va ainsi de la France et de l’Europe – et le woke ne le voit pas : leur destin est plus grand que les moments sanglants et injustes de leur histoire.

Le woke, c’est finalement un cerveau qui n’aurait plus rien de plastique ; ce serait un esprit incapable d’oubli ; et plus encore, une humanité qui, totalement réfractaire au pardon, se montre par-dessus tout incapable de cette « autre » mémoire, celle qui, voyant loin et profondément, sait reconnaître dans le fil d’une civilisation, un destin qui transcende tous les défauts et toutes les limites.

Le woke n’est, tout bien pesé, que la manière la moins adaptée, et même la plus dangereuse, d’affronter une histoire et surtout notre histoire : il faut laisser les morts enterrer les morts.

Emmanuel TOURPE

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Lire les chroniques précédentes d’Emmanuel Tourpe :
La mémoire ET l’oubli – Quand le “woke” devient un crime contre l’esprit (1)
Il faut sauver le soldat Raison (série complète téléchargeable en pdf)

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Emmanuel Tourpe, 52 ans et père de 4 enfants, est le directeur de la transformation digitale et du data management à Arte. Il a occupé la direction de la programmation TV / numérique de la chaîne culturelle Arte et de la RTBF pendant presque vingt ans. Docteur habilité en philosophie, il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages et d’articles scientifiques. Il est également un conférencier international. Il exerce également des fonctions de conseil en communication, management et stratégie. Il tient une chronique bimensuelle, qui n’engage que lui et en aucun cas les différentes institutions pour lesquelles il travaille, dans Profession Audio|Visuel depuis octobre 2020.