Lors du dernier Brussels Films Festival, en marge des films en compétition, deux œuvres proposaient une approche divergente d’une même thématique : deux femmes atteintes d’un handicap trouvent dans leur altérité la possibilité d’une rédemption. Pazza Gioia de Paolo Virzi et Par accident de Camille Fontaine : une comédie et un thriller social, l’histoire de deux amitiés féminines, un double jeu d’ombre et de lumière. Quand le cinéma prend à bras-le-corps la question de la désocialisation…
Sous un soleil de plomb, la misère institutionnelle exposée au cœur d’une villa italienne. C’est au gré d’un monologue d’une exubérance toute psychotique, avec la magnifique Valeria Bruni Tedeschi (Béatrice) que nous découvrons les lieux de Folles de joie (Pazza Gioia) ! Sa parole et son port de reine suffisent à charrier tout un univers, l’âge perdu de l’aristocratie italienne. Son rôle de maniaco-dépressive, d’une créativité tout aussi fabuleuse que fatigante, ouvre un espace en perpétuel mouvement. Rapidement, l’arrivée de la triste Donattella (Micaela Ramazzotti) dans l’institution psychiatrique intervient comme un coin d’ombre et, derrière les échecs de la première rencontre, apparaît comme le moyen d’une thérapie relationnelle.
Désir de liberté : entre catharsis et démonstration par l’absurde
Leur fugue hilarante nous entraîne dans une cavale effrénée, dans le monde de la maladie mentale, sous une lumière aveuglante. L’énergie aux couleurs nietzschéennes de Béatrice réveille notre désir de liberté, et même une pointe d’envie…
Mais triste pendant de ce hors-les-murs : l’hostilité urbaine. Elles sont des proies si faciles… Si bien qu’on en vient même à espérer leur retour au bercail institutionnel ! Inadmissible élan du cœur pour le sécuritaire face au sacro-saint désir de liberté. Cette tension ouvre néanmoins un espace à la réflexion : quelle hospitalité notre société réserve-t-elle à ces personnes hors-normes, fragiles ? Comment la penser autrement que comme institution familiale rustique ou clochardisation de l’inadapté ?
Le film se conclut par le retour attendu, dans les bras de cette institution asilaire, affective et paternaliste, en réponse à l’urgence de sécurité. Le manque appelle l’innovation sociale !
Responsabilité et errance libératrice
Si le cadre de l’institution n’offre pas de réelle place à la responsabilité des personnes, Béatrice et Donatella la découvrent dans l’errance urbaine, qui mène au retour consenti à l’institution. Pour Donatella, c’est même un choix matérialisé par une longue marche solitaire et éreintante, comme gage d’une volonté qui s’éprouve dans l’épuisement.
L’errance est aussi un espace où peut se révéler l’histoire des deux femmes, leurs blessures familiales, leurs désirs intimes : l’humanisation du pathologique. En écho à Vol au-dessus d’un nid de coucou, à l’escapade sur le voilier menée par Jack Nicholson, c’est hors-les-murs que les patientes manifestent ce qu’elles sont profondément. Le réalisateur, comme bien d’autres avant lui, sonde la maladie mentale, refuse les catégories du DSM IV* pour donner à voir une humanité souffrante, en mal d’être aimée.
Virzi donne ainsi à voir l’esquisse d’une libération, par-delà nos limites psychiques. C’est dans la relation que la conversion s’opère. Béatrice suspend sa course folle ; la caméra se pose pour écouter Donatella : la première, qui est une parole envahissant tout l’espace, accepte le déplacement vers la souffrance et le désir mourant de la seconde. Donatella devient cette altérité-limite capable de féconder sa créativité dévorante. Inversement, le désir mourant de la jeune dépressive se réveille au contact de la folle de joie.
L’ombre rencontre la lumière dans Folles de joie : Donatella chemine en plein zénith jusqu’à la nuit dans laquelle Béatrice l’attend, nuit de l’absence qui espère le retour de l’altérité amie. Camille Fontaine, dans Par accident, prend aussi le partie de cette opposition ombre-lumière, mais en vue d’en dessiner le caractère irréconciliable, dès les premières minutes de son film : l’aube effleure Amra, dans sa cellule, mais la manque et la laisse irrémédiablement dans l’ombre.
Par accident met aussi en scène une recherche de complémentarité féconde entre deux femmes désocialisées. Angélique (Émilie Duquenne) et Amra (Hafsia Herzi) manifestent dans leur relation cette même polarité : inhibition versus absence de limites. Amra, issue de l’immigration algérienne, attend ses papiers et vit dans un taudis perdu au milieu des bois avec son compagnon et sa fille. Angélique, fille de la DASS, n’a jamais connu que la survie affective et la débrouille.
Bienfaisance équivoque
Le film s’ouvre avec un accident de la route, par lequel Amra plonge un homme dans le coma, en même temps qu’elle-même plonge dans la culpabilité et la dépression. C’est la rencontre d’un faux témoin, Angélique, qui amorce une issue à cet enfermement.
Angélique incarne la sauveuse inconnue, avec toute la démesure d’une personne généreuse qui n’a jamais été aimée. Avec elle, Amra sort du quotidien strict, informé par la peur et la rudesse de leurs conditions de vie d’exilés. Elle découvre la vie nocturne, le risque pour le plaisir…
L’intervention permanente de cette bienfaitrice, semble pouvoir apporter la paix dans cette famille unie mais clandestine, ébranlée par la responsabilité du crime involontaire. Le spectateur se laisse un moment séduire par cet utopique équilibre, alors même qu’il connaît la complexité de cette situation familiale.
Facilités du thriller : conditionnement de la peur
Il faut dire que la réalisatrice ne laisse pas beaucoup de marge à la distanciation. C’est un cinéma très émotionnel, qui joue allégrement des avantages du genre, à grands renforts de musique et d’effets de surprise. Elle nous ballote intérieurement dans ces montagnes russes (ou provençales), entre Marseille et le somptueux massif de la Sainte-Baume.
Le thriller social laisse planer l’ombre de la peur sublimée dans la culpabilité. La tension morale monte en puissance face à l’hédonisme d’Angélique, qui se paie de vols, de mensonges. S’ils ne semblent pas au début porter atteinte à la relation, ils deviennent progressivement les fondements d’un nouvel enfermement : de la culpabilité de soi, Amra bascule vers l’accusation de l’autre. Le divertissement tombé du ciel échoue à libérer cette dernière de sa peur, jusqu’à déboucher sur une méfiance destructrice. Elle ne comprendra jamais la générosité d’Angélique. Leur relation conduit à une impasse, où le spectateur se voit lui-même pris au piège.
Amra est condamnée à la solitude : la marginalité conditionne une survie émotionnelle, dans la peur. Et nous spectateurs en prenons pour notre grade : qui vole un œuf, ne tue pas un homme…
* DSM IV : Diagnostic and Statistical Manual – Revision IV – 4e édition du catalogue de classification des troubles psychiatriques.