Comment emmener nos publics au 7e ciel ? Un ouvrage récent, véritable Bible pour les métiers de l’audiovisuel, donne de formidables clefs pour tous les professionnels. La preuve avec le concept de « transport narratif ». Explications.
En feuilletant le monumental ouvrage Entertainment science*, qui tend à devenir la Bible de notre profession, je me suis arrêté, passionné, sur un chapitre dont je voudrais vous partager l’essentiel. Nous avons ici longuement revisité les fondamentaux de la narration. Nous avons compris ensemble bien des choses. Tout d’abord que l’époque du « King Content » tendait de plus en plus à se voir substituer l’ère de la « Queen Story » : le récit est la clé de voûte de tout. Nous avons également sondé les notions d’action, d’enjeu, d’attention, etc., et vu ensemble les phases d’un récit (Vonnegut…) et les différents modèles de scénarios narratifs existant.
Dans le même sens, mais en prolongement de ce que nous avons déjà pu voir ensemble, Entertainment Science mise sur trois concepts fondamentaux pour déterminer ce qu’est un divertissement (au sens large) réussi. Ils alignent les notions de « narrative Transportation » (transport ou transfert narratif), de « Flow » (flux) et d’« Immersion »*.
De quoi s’agit-il ? Je ne traiterai ici que du transport narratif. Il s’agit de comprendre comment permettre à son public de s’abstraire de la réalité, d’atteindre un état psycho-physiologique qui soit celui du rêve. Bref, de lui permettre de s’évader. Cette déréalisation constitue donc un « emportement », un « transport » qui entraîne ailleurs, et que nous cherchons tous à réaliser, en particulier dans le « divertissement ». Nous savons que divertir peut vouloir dire distraire (c’est le sens que lui donne Blaise Pascal, lequel redoute à raison cette manière de fuir la gravité des choses) : du pain et des jeux. Mais ici, c’est le divertissement dans une tout autre signification qui est visé. À savoir le chemin vers les étoiles et le balcon du monde, qui est propre autant à la comédie qu’à la tragédie, et plus encore d’ailleurs à la tragédie. Cela a aussi pour sens, très noble, de permettre de prendre du champ vis-à-vis du quotidien. D’y retrouver un « wishful thinking », une voie neuve pour se comporter à l’égard des choses dans lesquelles nous sommes empâtés, englués. Le divertissement peut être une retraite intérieure. C’est pourquoi on doit tout aussi bien voir le divertissement comme une force de découverte et d’exploration, comme le disent les auteurs à raison.
Comment donc atteindre ce « transport », cette « extase », ce « transfert » narratif ? Se fondant sur les travaux de Tom Van Laer (université de Sidney), les auteurs de Entertainment science ont identifié plusieurs facteurs susceptibles de générer (“to trigger”) cet état distancié à l’égard de la pesanteur des choses. Plusieurs éléments doivent être rassemblés. L’alphabet de base est constitué du narrateur et de la manière dont il raconte. On sait aussi que le récepteur est un acteur important dans la pièce et n’est pas simplement un réceptacle passif.
Du côté du récit, la recherche a souligné l’importance de personnages identifiables, ou plutôt de « types » idéaux de personnages. Par identifiables, on veut dire auxquels s’identifier : « Si le public ne peut pas se rapporter aux pensées ou aux des sentiments du héros ou de l’héroïne d’un récit, il lui est impossible d’avoir de l’empathie avec eux », comme l’affirment à raison Michael Slater et Donna Rouner, cités par la Bible dont nous parlons. Mais les auteurs reconnaissent que les récits n’ont pas tous la même capacité à créer une imagerie forte et « déréalisante » : tout dépend de ce qu’ils appellent, d’un beau terme peu usuel, leur « vividité » (leur capacité à prendre la vie entière en charge et non seulement des aspects partiels) et leur profil émotionnel. La puissance que certaines histoires (ou spectacles) sont capables de déployer pour stimuler la création d’un imaginal fort dépend de leur aptitude à aligner une séquence d’événements englobante – en gros, cela veut dire que plus une histoire est riche, plus elle porte à un imaginaire fécond.
Petit excursus : c’est exactement ce que le grand Yves Bigot a voulu dire en 2018, quand il a dénoncé la simplicité aberrante de certaines fictions françaises. « Yves Bigot, directeur de TV5 monde et responsable du comité de sélection des téléfilms et séries françaises présentés au festival, souligne le nombre considérable de ‘‘meurtres, disparitions, maladies et secrets de famille’’ qui hantent les scénarios. Sans parler des policiers et des médecins légistes, décidément toujours tendances. » Il ne s’est pas fait des amis. Mais il avait raison : la tendance à la simplification des fictions françaises actuelles (cela vaut encore davantage pour la fiction allemande bien trop orientée vers les ‘‘Krimis’’) est d’une redoutable pauvreté et d’un immense danger narratif.
Il faut tenir compte d’un troisième élément (en plus de l’alphabet de base et de la richesse du contenu narratif). C’est ce que les auteurs de Entertainment Science appellent la « vérisimilitude » ou le « réalisme fictionnel » : chaque fois qu’un récit est incompossible avec le réel, il rend impossible le détachement du réel. Cela a l’air d’un paradoxe : mais un récit doit être crédible s’il veut toucher. L’irréalisme empêche la déréalisation. Curieux. Mais c’est ainsi : nous voulons rêver, larguer l’ancre avec le quotidien, mais en même temps nous voulons que le récit soit possible. Une pure fantaisie, sans identification possible, est incapable de nous faire prendre du champ avec le réel. Il faut que cela soit un monde possible. C’est ainsi que les grands auteurs de science-fiction fonctionnent : Tolkien ressuscite un monde médiéval, mélange des Niebelungen, des mythes vikings, des chansons de geste médiévales – mais il crée surtout une vraie carte de son monde, dans laquelle on peut circuler et se repérer. Alain Damasio nous entraîne dans un futur tout à fait crédible. Nous ne quittons la réalité que quand le récit crée une réalité possible et crédible. Toute entorse à ce principe empêche l’échappée : pour nous évader, il nous faut un imaginaire réel, un monde légitime, un univers qui soit tout simplement à portée de rêve. Il doit y avoir des lois, une organisation, une structure dans ce monde imaginaire. Sinon, nous sommes menacés de ce que les auteurs appellent une « disruption narrative ».
Toutes les fictions changent bien sûr certains aspects de la réalité (les animaux peuvent parler, le lapin d’Alice a une montre…). Mais il faut des repères stables et des possibilités de prendre pied dans ce monde narratif. L’absurdité n’est pas une option : c’est la raison pour laquelle les réseaux sociaux chassent impitoyablement les erreurs des scriptes dans les films. Nous cherchons la cohérence, même dans le rêve.
Du côté du public, il est important de se demander si le récit est, ou n’est pas, trop familier avec la réalité vécue. Plus un récit permet de découvrir un univers nouveau, plus il est efficace. Cela a l’air contradictoire avec le principe d’identification mais ce n’est pas le cas. Le public doit s’identifier à des personnages, pas avec la situation. Je renoue ici avec un point déjà souligné dans une chronique précédente : la fiction n’est pas un simple miroir du réel. Le cinéma réalité est mort-né : il n’entraîne nulle part. On ne fait pas rêver en donnant au public une simple vanité, un miroir de sa réalité du jour. Il faut manier à la fois l’identification, la crédibilité ET la distance du monde imaginaire. Faire une trouée vers un ailleurs possible.
Certes, il en va du spectacle comme de l’hypnose : certaines personnes sont plus susceptibles d’être entraînées dans le récit que d’autres. Cela varie aussi en fonction du sexe, les études ayant montré que les femmes ont une capacité d’empathie bien plus grande que les hommes. Cela varie peu en revanche en fonction des âges, comme plusieurs recherches l’ont révélé. Les circonstances dans lesquelles nous « consommons » les récits font également varier la perception et la force potentielle du récit. Les attentes du public, les comportements des individus et leur psychologie font bien sûr varier aussi la force des récits. On n’empêchera pas la conclusion de nos auteurs : il existe une corrélation importante entre la disposition qu’a chacun d’entre nous d’être « transporté » dans le songe d’un monde et la réussite du récit. La force d’une narration ne dépend pas seulement du narrateur : encore faut-il, part sombre et obscure, liberté de chacun, accepter de passer par la porte étroite des étoiles et l’envie de rêver un univers tout neuf. Le récit dépend tout autant de celui à qui l’on raconte que du narrateur.
Haut les cœurs ! Il faut un regard solaire si l’on veut voir la lumière – comme le disait depuis longtemps le vieux Goethe.
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* T. Hennig-Thureau & M.B. Houson, Entertainment Science. Data analytics and Practical Theory for Movies, Games, Books, and Music, Springer, 2019. Sur les trois concepts fondamentaux : pp. 264-274.
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Lire les chroniques précédentes d’Emmanuel Tourpe :
– Le bonheur est dans l’oubli – Quand le “woke” devient un crime contre l’esprit (2)
– La mémoire ET l’oubli – Quand le “woke” devient un crime contre l’esprit (1)
– Il faut sauver le soldat Raison (série complète téléchargeable en pdf)
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Emmanuel Tourpe, 52 ans et père de 4 enfants, est le directeur de la transformation digitale et du data management à Arte. Il a occupé la direction de la programmation TV / numérique de la chaîne culturelle Arte et de la RTBF pendant presque vingt ans. Docteur habilité en philosophie, il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages et d’articles scientifiques. Il est également un conférencier international. Il exerce également des fonctions de conseil en communication, management et stratégie. Il tient une chronique bimensuelle, qui n’engage que lui et en aucun cas les différentes institutions pour lesquelles il travaille, dans Profession Audio|Visuel depuis octobre 2020.