CRITIQUE – À partir d’un fait divers, l’accusation pour meurtre d’un politicien belge en 2013, Stephan Streker raconte la vie d’un homme pris entre le drame amoureux et la tourmente médiatique. Faute d’une écriture personnelle, ce film s’affaisse par son absence d’originalité formelle et de profondeur humaine.
Synopsis – Un célèbre homme politique est accusé d’avoir tué son épouse retrouvée morte, une nuit, dans leur chambre d’hôtel. Est-il coupable ou innocent ? Personne ne le sait. Et peut-être lui non plus.
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Il y a trois voies possibles pour qui choisit de faire œuvre d’un fait divers – qu’il faut distinguer d’emblée du fait historique, en ceci que le premier porte la marque d’une individuation tandis que le second a une portée immédiatement collective. La plus évidente est celle du reportage ou du documentaire, qui explore avec une rectitude déontologique l’horizontalité des données connues, en maintenant une sobriété et une pudeur – une humilité ? – face à la « réalité » historique.
Les deux autres chemins sont d’ordre fictionnel. Tenons-nous-en au cinéma : le film peut viser à maintenir un suspense, en montrant un enchaînement de scènes inattendues, alors même que le scénario est déjà connu du fait de son ancrage factuel ; il peut également creuser la verticalité fictionnelle en raclant les personnages jusqu’à l’os, en espérant faire jaillir quelques étincelles susceptibles d’éclairer un ou plusieurs enjeux essentiels pour l’humanité. Ainsi le fait divers individué peut-il rejoindre le fait historique collectif : selon le traitement artistique, l’un comme l’autre peut porter l’universalité d’une parole, qu’elle soit cri, chant, soupir, louange, agonie ou rédemption.
Comme indiqué en préambule du film, L’Ennemi dit s’inspirer « librement » de faits réels. Il aurait peut-être été plus simple d’indiquer qu’il reprend – en grande partie – l’affaire Wesphaël, du nom de ce politicien écologiste belge, proche de l’extrême-gauche, accusé d’avoir tué sa femme le 31 octobre 2013 avant d’être acquitté trois ans plus tard en raison d’un « doute raisonnable » sur sa culpabilité. Dresser une liste des comparaisons serait fastidieux, tant le film suit de près l’histoire médiatique, reprenant les étapes majeures une à une. Le piège était évident ; il a pourtant fonctionné.
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À aucun moment nous ne sentons la subjectivité de Stephan Streker, ou alors à la marge, de manière imperceptible. Le réalisateur se maintient à mi-distance entre le documentaire et la fiction… mais laquelle ? Car de suspense, il n’y en a pas : nous comprenons dès la mort de la jeune femme que nous ne saurons rien de ce qui s’est réellement passé dans la chambre, tel un jeu de dupes et de faux-semblants un peu lourdement rappelé par la symbolique des masques de James Ensor – peintre originaire d’Ostende où loge le couple au moment du drame.
Stephan Streker tente de se défaire de la chronologie dont il est prisonnier pour ouvrir – toujours trop brièvement – sur l’une ou l’autre rencontre : le codétenu meurtrier, l’avocate, le fils… Mais chacune de ces entrevues, en raison peut-être de l’insignifiance des dialogues, ne nous dit rien de l’homme, de ce qu’il ressent, sinon qu’il aime sa femme et n’a jamais voulu lui faire de mal – la scène où le héros refuse qu’on la salisse n’est pas sans rappeler Le Procès Paradine, d’Alfred Hitchcock, dans lequel l’altière Mrs Paradine ne souhaite pas que l’avocat s’en prenne à son laquais, le ténébreux André Latour interprété par le Français Louis Jourdan.
Le réalisateur filme longuement Jérémie Renier, qui interprète l’homme politique, comme s’il voulait le sonder, passer au-delà des masques, en comprendre le secret. Mais les plans larges ou serrés ne nous disent finalement rien d’autre que l’incertitude de sa culpabilité, que nous pourrions résumer ainsi : la frontière entre le bien et le mal ne nous est pas périphérique, mais traverse le cœur, l’âme et l’esprit de tout homme. Rien que nous ne sachions déjà…
Il y avait pourtant l’horizon d’une fiction verticale, qui sonde l’humanité d’un être singulier confronté au vertige de la mort, de la perte, de l’incompréhension, du ravalement au rang de paria, de l’ostracisme, du jugement tranché des foules, de son néant… Autant de questionnements dont Stephan Streker ne se saisit pas, faute d’avoir un personnage réellement écrit.
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Tel est l’échec de cette œuvre. Je ne nie pas ce que peut avoir de distrayant un tel film, du fait de la jolie performance de Jérémie Renier dans le rôle-miroir de Bernard Wesphael ou encore d’un soin esthétique apporté par la mise en scène – même si la dualité du rouge et du bleu appartient à une symbolique convenue, déjà éprouvée maintes fois. D’un certain point de vue, nous reconnaissons que L’Ennemi enchaîne facilement des scènes propres et honnêtes.
Mais à aucun moment le film ne propose une écriture personnelle, un angle de vue particulier, une sensibilité remarquable. Nous voyons ce que Stephan Streker doit à des réalisateurs tels que les frères Dardenne lorsqu’il filme de très près ses personnages, leurs visages, leurs mains, lorsqu’il place la caméra dans le dos ou par-dessus l’épaule, mais nous ne percevons jamais ce qu’il souhaite exprimer, lui, personnellement, c’est-à-dire son originalité, sa langue et sa vision.
Peut-être touchons-nous là les causes du problème : Stephan Streker n’a pas de nécessité intime à raconter cette histoire, sans quoi nous verrions obligatoirement sa patte et son regard, nous entendrions sa voix, sa respiration, son souffle… Il s’est choisi un sujet, un « thème » intéressant, pouvant donner lieu à une bonne histoire, sans que son personnage ne s’impose radicalement à lui dans une expérience intérieure et vitale, voire une rencontre intime – je parle bien ici du personnage, en tant qu’être à part entière, et non de l’homme politique pouvant en être l’inspirateur.
Il n’y a pas de combat, de tension, d’offrande entre le cinéaste et son œuvre, encore moins de sacrifice (sinon peut-être celui de convaincre les financeurs, producteurs et commissions institutionnelles).
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Il aurait fallu quitter l’actualité pour l’humanité, fuir progressivement le fait banal pour le drame universel, excaver le quotidien pour atteindre son mystère (du moins « un » mystère, celui ressenti par le réalisateur), afin d’inscrire ce film à la fois dans l’histoire du septième art, dans le temps présent et dans la chair, l’imaginaire ou l’esprit des spectateurs. Tout au long, nous espérons un geste singulier, une extravagance, une saillie, une outrance, un égarement, voire une simple erreur. Qu’importe ! Pourvu qu’il y ait la main, le regard et le désir de celui qui met en scène…
Rien n’advient (il y a peut-être cette courte scène avec Sam Louwyck en détenu excentrique, qui offre une maigre mais sympathique respiration) qu’une réponse parfaitement réglementaire et lisse à un canevas déjà connu et verrouillé : ce film n’est en ce sens qu’une resucée de tant d’œuvres déjà maintes fois recopiées. Un fait filmé divers, en somme.
Stephan Streker, L’Ennemi, Luxembourg – Belgique – France, 2021, 100mn
Sortie : 26 janvier 2022
Genre : drame
Classification : non renseigné
Avec Jérémie Renier, Alma Jodorowsky, Emmanuelle Bercot, Félix Maritaud, Zacharie Chasseriaud, Sam Louwyck
Scénario : Stephan Streker
Image : non renseigné
Son : non renseigné
Musique : Marcelo Zarvos
Montage : non renseigné
Production : Daylight Films
Distribution : Alba Films
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