Parmi les beaux cadeaux que nous faisons à nos enfants, et qui marqueront plus tard notre époque comme décisive, et contributive au progrès de l’histoire, il y a deux mots brillants comme des diamants : deux trésors, mais aussi deux énormes enjeux que nous n’avons pas fini d’explorer.

L’air de rien

Notre époque n’est pas si sombre ; il n’y a pas un « c’était mieux avant » et un « maintenant » barbare. À tout moment de l’histoire il y a du bon grain et de l’ivraie, chaque temps connaît ses leurres et porte du fruit. Bien sûr que le moment actuel a ses ambigüités, son poids de mal et sa haute tentation : nous sommes humains, trop humains, et il n’existe dans notre histoire aucun temps mort pour la faute. Nous pensons de travers, nous agissons de guingois, comme nos pères et nos mères avant nous.

Mais comme eux aussi, mieux qu’eux sans doute, nous contribuons également aux grands tours que la « moïra », la roue du temps fait en roulant ; nous y mettons de l’eau, nous y jetons l’aliment qui fait tourner le monde. Nous ajoutons au progrès notre propre part. Nous contribuons au développement de l’humanité par des prises de conscience croissante.

Parmi les beaux cadeaux que nous faisons à nos enfants, et qui marqueront plus tard notre époque comme décisive, et contributive au progrès de l’histoire, je vois deux mots. Brillants comme des diamants. Deux mots comme des étoiles. Deux pierres précieuses qui sont notre marque dans l’histoire et qui feront dire sans doute, dans longtemps, que nous avons été utiles à l’avancement des hommes.

Le premier mot est celui de « consentement ». Refuser que l’on sépare le corps de l’esprit. Jamais au grand jamais on ne touchera mon sexe, on n’entrera en moi, jamais on ne pénétrera le territoire sacré que je suis si je n’y consens. #Metoo.

Le second est très lié au champ lexical du « réchauffement climatique », de « l’écologie », de « l’environnement » aussi, mais il a une précision technique : c’est la « nature ». Le respect de la nature, c’est-à-dire, littéralement, de ce avec quoi nous sommes « nés » (natura, ce qui vient de la naissance). #Climatechange

Consentement. Nature. On en voit bien les applications immédiates : non aux relations non désirées (quand c’est non, c’est non) ; oui à la diminution de l’impact carbone. L’abîme, qui a été creusé depuis deux siècles, entre nature et culture (refuser sa condition, lutter contre l’environnement, ne voir dans la nature qu’une ressource…) est enfin en train de se refermer.

Pour autant, sait-on tout ce qu’implique, tout ce que porte, tout ce qui est impliqué dans ces deux mots et ces deux énormes enjeux ? Allons jusqu’au bout de la démarche, n’arrêtons pas au milieu du gué. Nous ne sommes pas encore allés jusqu’au bout de ce que ces deux concepts portent comme fruits possibles, nous ne sommes pas encore au bout de leur portée.

Consentir à la nature, c’est d’abord une énorme claque au transhumanisme, c’est-à-dire à ce rêve de geeks qui consiste à repousser la mort, la finitude humaine, par une armada de techniques biologiques, génétiques, informatiques et technologiques. Consentir à la nature, c’est mieux discerner ce qui est un vrai progrès humain quand on comprend la nature et qu’on l’utilise à bonne fin (les médicaments, les vaccins ARN ou classiques, la thérapie génique, la technologie…), par rapport à ce qui n’est qu’un jeu d’apprenti sorcier (les manipulations génétiques, la construction d’ADN par l’IA, les chimères…). Le consentement à la nature est capable de ruser avec la nature par un jeu aimant (c’est la célèbre « métis » des Grecs), à la différence de toute prise de possession de la nature par la technique, laquelle entend réduire chaque donnée naturelle à un outil manipulable (par exemple la forêt amazonienne à de l’exploitation de biens). Des auteurs comme Ivan Illich nous avaient autrefois bien préparés à faire cette distinction fondamentale entre la technique toxique et l’intelligence utile de la nature.

Consentir à la nature, c’est ensuite ne plus opposer ce que l’on est par la naissance avec ce que l’on choisit d’être. Je suis petit, je suis beau ou laid, je suis né ici ou là-bas – tout est bon, tout est grâce. Il ne faut plus, comme le faisait encore Simone de Beauvoir, dresser l’une contre l’autre la condition native et le choix volontaire : au contraire, le consentement est adhésion de l’esprit à ce que nous sommes dans notre être. Avec Simone Weil, c’est veiller à notre « enracinement » : non pas un procès de notre raison ou de notre liberté contre ce que nous sommes nativement, une évasion à l’égard de ce qui nous définit sans que nous l’ayons demandé en naissant, mais un acte de grâce, le moment où ce qui n’est au départ qu’« extérieur » à nous, indépendant de nous, devient nous et se fait nourriture intérieure. Une eucharistie. Un exemple parmi mille possibles : si l’on consentait enfin à notre nature, vraiment, nous ne chercherions pas à cacher la vieillesse, mais nous ferions de ce naufrage possible une Enéide éclatante, une victoire intérieure sur la défaite extérieure. Les rides ne seraient plus notre hantise mais les sillons de notre propre maturation intérieure vers le dépouillement et vers autrui.

Consentir à la nature, c’est enfin et peut-être de manière plus large cesser d’être en guerre avec nos corps, contre ce qu’ils sont, contre ce qui les caractérise et les définit à tous points de vue. Il faut bien sûr isoler ce que les Anciens appelaient la « monstruosité » (téras), c’est-à-dire ce qui est clairement un problème à corriger ou une erreur de développement de ce corps. Mais de manière générale, cela veut surtout dire que notre sexe, par exemple, n’est pas seulement une construction sociale. Peut-être, tout au contraire, être homme ou femme veut-il dire quelque de profond, de donné, à quoi consentir n’est pas une faute de goût mais au contraire le sommet de l’esprit humain ? Car enfin, si ces deux mots magnifiques que sont le consentement et la nature sont vraiment les plus belles découvertes de notre époque, serait-il inconvenant de penser que consentir à la différence naturelle des corps est, au plus haut point, le sommet de l’esprit humain ? Que consentir à la différence des sexes, loin d’être une aliénation, est au contraire le sommet de la réflexion humaine par laquelle l’esprit humain consent au don naturel qui lui est fait ? Pour tout dire : que la différence entre l’homme et la femme, loin de ramener notre genre humain à l’animalité, constitue au contraire le sommet de son évolution spirituelle ? Que le vagin et le pénis, au lieu d’être des marques ignobles de notre aliénation matérielle, sont au contraire de puissants signes qui appellent, de la part de notre esprit humain, une appropriation, une interprétation et une expression conformes au consentement ? Est-ce un si gros mot, et une offense majeure, que d’affirmer ceci : que la culture consiste à consentir à la nature et non pas à la brusquer ? Est-il odieux de penser qu’aimer la différence des sexes et la célébrer est le couronnement de la civilisation et non sa déchéance ?

Consentir à la nature, voilà le programme d’une écologie intégrale, qui va jusqu’au bout de ce que notre époque a découvert de plus riche et de plus stupéfiant : nous ne sommes pas encore suffisamment modernes ; il faut l’être jusqu’au bout de ce que consentir et consentir à la nature veut dire. L’écologie ne s’arrête pas à la porte de nos corps mais les concerne radicalement, ce que nous n’avons pas encore commencé à voir tant que nous opposons ce que nous avons par la naissance – et ce que nous choisissons d’être par l’esprit.

Nous le verrons dès la prochaine chronique, cette « donnée », qui est au cœur de notre expérience du monde et qui requiert notre consentement, est aussi au centre d’une question très contemporaine : celle de la « data », littéralement la donnée, autour de laquelle tourne et tournera toujours plus notre monde contemporain… À suivre.

Emmanuel TOURPE

.
Pour aller plus loin : René Ecochard, Homme, femme… ce que nous disent les neurosciences, Artège, 2022, 17,90 €

.
Lire les chroniques précédentes d’Emmanuel Tourpe :
La Modernité est morte. Vive la Modernité !
Du neuf dans le spectacle ! Le “transport narratif” : une idée puissante à creuser
Le bonheur est dans l’oubli – Quand le “woke” devient un crime contre l’esprit (2)
La mémoire ET l’oubli – Quand le “woke” devient un crime contre l’esprit (1)
Il faut sauver le soldat Raison (série complète téléchargeable en pdf)

.


Emmanuel Tourpe, 52 ans et père de 4 enfants, est le directeur de la transformation digitale et du data management à Arte. Il a occupé la direction de la programmation TV / numérique de la chaîne culturelle Arte et de la RTBF pendant presque vingt ans. Docteur habilité en philosophie, il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages et d’articles scientifiques. Il est également un conférencier international. Il exerce également des fonctions de conseil en communication, management et stratégie. Il tient une chronique bimensuelle, qui n’engage que lui et en aucun cas les différentes institutions pour lesquelles il travaille, dans Profession Audio|Visuel depuis octobre 2020.