Ceux qui aiment et comprennent le cinématographe, ou veulent le comprendre, seront enfin repus grâce aux mots si justes et si rares de ce cinéaste profondément habité et guidé par son sujet. Éteignons la lumière et laissons Robert Bresson (1901-1999) éblouir nos regards.
L’épouse du cinéaste, Mylène Bresson, a rassemblé de manière chronologique, sur quarante ans, les entretiens arrachés au cinéaste par des journalistes bien décidés à le faire parler – lui qui préférait parler peu et agir. Résultat : plus de 300 pages au long desquelles savourer le verbe et la pensée d’un des plus grands réalisateurs français. Ou devrait-on dire, le seul cinématographe revendiqué et incarné.
La préface est brillamment écrite sous la plume de Pascal Mérigeau. Les Notes sur le cinématographe de Robert Bresson ont fait date dans les essais consacrés au 7e art. Mais ses entretiens permettent d’aller, enfin, en profondeur, là où son essai se contentait d’aller à l’essentiel, comme un poète intéressé uniquement par les fulgurances.
L’artisan, l’auteur et le hasard
Bresson aurait pu ne jamais être Bresson s’il s’était arrêté à l’échec cuisant de son premier film, le court-métrage Affaires publiques (1934). Mais l’homme ne vit pas de succès, et encore moins du regard des autres. C’est son propre regard qui le guide, l’anime et le met au travail.
Le terme d’artisan-cinéaste ne saurait mieux décrire sa profession : il rabote son œuvre, comme un ébéniste une planche de bois, à travers le texte et l’image. Et il doit tout à cette rude école de patience. En effet, en cinquante ans de carrière, il n’a écrit et réalisé que treize longs-métrages, tous à niveau de chef-d’œuvre. Entre préparation exigeante et jeux du hasard, ses films jouent sur les deux tableaux, afin que priment toujours l’émotion, la trouvaille, qu’aient place aussi « la force éjaculatrice de l’œil » et l’improvisation.
Il se trouve que le hasard l’amène au cinéma. Alors peintre, la guerre éclate, il est fait prisonnier ; son destin est signé : il sera finalement cinéaste. L’urgence de vivre, peut-être ? Au mitan de sa vie, vers quarante-deux ans, il se lance véritablement dans la réalisation avec Les Anges du péché (1943), gorgé de dialogues écrits par Jean Giraudoux.
Suivront des pièces maîtresses du cinéma français, tels Au hasard Balthazar ou Le procès de Jeanne d’Arc. Son secret, pour avoir tirés ces films hors de lui de la meilleure manière, se concentre sans doute dans cette phrase : « Il est probable que plus on travaille pour soi, plus on touche un large public, contrairement à ce que pensent la plupart des producteurs. »
Travailler, pour lui, consiste à épurer au maximum, à entrer, ensuite, dans la vérité du sujet, notamment grâce à l’intervention d’acteurs non professionnels. « Ce que le public te reproche, cultive-le, c’est toi », disait Cocteau. Ainsi Bresson a-t-il appliqué ce garde-fou face aux producteurs autant que face au public. Et pour quel résultat !
De l’art du cinématographe
Le livre se découpe en différentes parties consacrées à chacun de ses films. Il est aussi question de ses idées sur l’adaptation littéraire, la bande sonore, la manière dont les films sont venus à lui, comment il les a appréhendés et, plus encore, de sa vision propre du cinéma, opposée au divertissement dont il dit « qu’il n’y a pas de raison pour qu’il ne continue pas ». Et d’ajouter : « mais je crois fermement en un cinématographe art sérieux […] qui sera au contraire un moyen d’approfondissement des choses, une espèce d’aide à l’approfondissement de l’homme » (Pour le plaisir, ORTF, 11 mai 1966).
Ce qui lui importe, plus que l’argent, est d’être fidèle à lui-même. Profession de foi très bernanosienne, d’ailleurs, en écho à son appétence pour l’œuvre de l’auteur du Journal d’un curé de campagne.
Ceux qui ont toujours rêvé de poursuivre la conversation avec le cinéaste, après la lecture de ses Notes, pourront pallier le manque avec neuf pages d’entretien, mené par un journaliste du Masque et la Plume. Pour lui, le cinéma offre au public, et au cinéaste lui-même, un mystère incarné dans un film, dilué dans le réel et le faux vrai du cinéma, pour se hisser grâce à lui vers le haut. Foi redoutable d’une vocation quand on la vit avec son être entier, Bresson clame haut et fort la voix avec laquelle il parle cinéma. C’est-à-dire d’une voix humble et au service de l’œuvre. Jusqu’à ce que l’instance créatrice devienne aventure où plonger jusqu’au bout, jusqu’à la grâce. « Il me semble qu’un film est une épreuve, qui a sa récompense à un moment précis, celui où on désespère, impuissant devant tant d’obstacles, et où, tout à coup, on se sent aidé, curieusement » (Le Monde, 26 septembre 1974).
Ce recueil d’entretiens est une mine d’or pour tout passionné, novice ou nostalgique d’un certain 7e art, dont le souhait est de revivre un peu par le regard d’un génie du cinéma, mais cette fois hors d’une salle.
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Robert Bresson, Entretiens, rassemblés par Mylène Bresson, préface de Pascal Mérigeau, Flammarion, 2022, 352 p., 25 €
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