C’est elle qui, la première, acheta un appareil photo à Paris. Et la première photo qu’il tira, ce fut une photo d’elle… Pour évoquer « Amazônia », magnifique exposition de Sebastião Salgado, nous donnons la parole à Lélia Wanick Salgado, commissaire d’exposition, scénographe et épouse. Au côté du photographe brésilien, Lélia est la cheville ouvrière d’un œuvre monumentale qui se déploie depuis 50 ans.

Entretien exclusif.

Vous éditez les livres de votre mari, vous faites la scénographie de ses expos, préparez ses expéditions et vous l’accompagnez souvent… Pourtant, on ne vous entend jamais. Pourquoi ?

(Rires) D’abord, il faut reconnaître qu’il y a une bonne différence entre les hommes et les femmes. Je ne l’apprends à personne ! Ensuite, le photographe, c’est lui et pas moi. Enfin, les personnes extérieures accordent plus d’importance à ce qu’elles voient qu’à ce qu’elles ne voient pas.  Mais ma profession est complémentaire de la sienne. Nous marchons toujours ensemble. Je l’ai toujours aidé. Je suis « à côté de lui » plus que « derrière lui ». C’est le parcours de toute une vie ! À l’origine, un de nos enfants est handicapé. Or je suis architecte urbaniste de formation et je ne pouvais plus me rendre à l’extérieur ! Aussi un ami m’a-t-il proposé de travailler à partir de chez moi pour Photo Revue. Et ça m’a plu. Puis j’ai rejoint l’agence Magnum où travaillait déjà Sebastião. Mais c’est seulement après le succès d’Autres Amériques que nous avons créé ensemble Amazonas Images en 1994, une agence de presse consacrée à son travail et sous contrat avec huit magazines dans le monde dont Paris Match.

Comment fonctionne aujourd’hui le Studio Sebastião Salgado que vous dirigez ?

Nous continuons de choisir tous les thèmes ensemble, où nous allons et comment… Mais nous le faisons uniquement autour d’expositions et de livres. Les photos de presse, c’est terminé depuis 2007 ! Tout le travail d’enquête se fait chez nous. Nous avons six personnes à temps complet et le même laboratoire depuis le début. La seule chose que Sebastião fait tout seul, ce sont les photos (rires). Vue la façon dont nous abordons les histoires, c’est impossible qu’il travaille seul… Car chaque exposition exige cinq à sept ans de travail en amont. Exode, par exemple, lancé en 2000 : ce sont vingt-huit reportages dans le monde entier autour des migrations ! Et le travail continue au-delà… L’exposition Workers, qui date de 1993, a été montée soixante-dix fois dans le monde. La dernière fois, c’était en 2017 en Allemagne, et le livre a été édité en huit langues. Vous imaginez ?

Instituto Terra, Aimores, MG, Brésil, 2000 © Sebastião Salgado

Instituto Terra, Aimores, MG, Brésil, 2000 © Sebastião Salgado

Pourquoi avoir transformé la « fazenda » familiale des Salgado en réserve écologique ?

Ça, c’est une autre épopée ! Au sud-est du Brésil, les parents de Sebastião exploitaient une ferme d’élevage bovin de 750 hectares [en France, une exploitation moyenne fait 63 hectares selon l’INSEE, NDLR]. Dans cette région, il ne reste que 7 % de la grande forêt Atlantique qui couvrait autrefois tout le littoral brésilien. Quand nous avons acquis ces terres, il n’y avait plus un seul arbre, juste des pâturages piétinés par le sabot des bœufs. À la saison des pluies, l’eau ravinait les sols et creusait des trous. Il faisait une chaleur étouffante. C’était triste à pleurer… Un matin, je me suis réveillée en disant : on va tout replanter !  Un ami, ingénieur des eaux et forêts, a calculé : « Il vous faudra deux millions et demi d’arbres. » C’est ainsi que l’Instituto Terra est né. Les premières semences ont été données par la Vale, un géant minier brésilien qui participe aux projets de reboisement. D’abord, on a planté des arbres qui poussent vite et meurent en dix ans puis, dans leur ombre et sur leur humus, les arbres qui vivront 100 ans :  le « pau brasil » et la « peroba ». Aujourd’hui quatre-vingts personnes y travaillent et nous avons entrepris de revitaliser les 370 000 sources d’eau situées dans les fermes privées du Vale do Rio Doce, une vallée de la taille du Portugal. On en a déjà sauvé 5 000. C’est un projet sur trente ans !

Instituto Terra, Aimores, MG, Brésil, 2013 © Sebastião Salgado

Instituto Terra, Aimores, MG, Brésil, 2013 © Sebastião Salgado

Le plus important, est-ce votre capacité à rêver en grand ou à passer très vite à l’action ?

Sebastião et moi avons le même objectif : améliorer la planète. Tout ce qu’on peut faire pour sensibiliser les gens, on le fait ! Un enfant handicapé, ça rend fort. Rodrigo nous a appris à dépasser les difficultés ; il a amplifié notre vision. Quand tu as une idée, tu trouves toujours des gens pour t’aider à la réaliser. Par exemple, notre travail en faveur des Indiens… Nous avons lancé un manifeste pour demander au gouvernement brésilien de les protéger : soixante-cinq personnalités l’ont signé. Et le pouvoir judiciaire a réagi en créant un observatoire ! De même, pour montrer l’Amazonie, il fallait la photographier vue du ciel car là où elle vivante, elle est inaccessible par la terre et difficile d’accès par les fleuves, principalement dans les régions montagneuses. Or, pour aller dans les régions proches du Pérou, de la Colombie, du Venezuela et de la Guyane, seuls les hélicoptères de l’armée ont une autonomie de vol suffisante, car les militaires ont installé des postes à essence dans les réserves indigènes pour se ravitailler. On a donc organisé une projection pour leur expliquer ce qu’on souhaitait et Sebastião a pu faire avec eux de nombreux vols tout en payant son carburant. Même chose avec l’armée de mer pour circuler par voie fluviale… Beaucoup de militaires travaillent à protéger la forêt !

Municipalité de São Gabriel da Cachoeira, État d’Amazonas, 2018 © Sebastião Salgado

Municipalité de São Gabriel da Cachoeira, État d’Amazonas, 2018 © Sebastião Salgado

Comment avez-vous organisé la promenade immersive d’Amazônia et pourquoi avoir commencé par les montagnes ?

J’avais quarante-cinq mètres de photos et pas de thème… C’est toujours difficile car nos projets ne couvrent pas un seul thème mais plusieurs. Il faut du temps ! Alors je fais des piles et j’accroche au mur puis je décroche… Un matin de l’été dernier, alors que j’étais en vacances en Provence, je me réveille avec cette idée : « Je veux que les gens se sentent en Amazonie, qu’ils aillent tout en haut des montagnes, qu’ils volent avec les rivières volantes, ces énormes masses de nuages qui humidifient une partie de la planète, qu’ils entendent la pluie, le bruit de la cascade, la parole des Indiens. » Personne ne sait qu’il y a des montagnes amazoniennes… Pourtant, le Pico da Neblina fait 3 000 mètres et le Mont Roraima 2 800 m ! Voilà comment l’exposition Amazônia a pris forme : les montagnes, les nuages, les rivières, les arbres, les animaux et – au centre – les Indiens. Ne parler que des Indiens est un parti pris. Certes, d’autres Brésiliens vivent dans la forêt, notamment les « caboclos ». Mais ce sont des métis et ils habitent au bord des rivières. Alors que les Indiens, eux, sont au cœur même de la forêt. Tout le monde aujourd’hui fait du catastrophisme autour de l’Amazonie. Mais nous, nous voulions la monter belle et intacte, comme elle l’est encore à 82 %. C’est comme ça que les gens auront envie de la protéger !

Propos recueillis par Kakie ROUBAUD

Salgado Amazônia I exposition
Philarmonie de Paris I Musée de la Musique
Du 21 mai au 31 octobre 2021

Week-end Amazônia I concerts
28 août – Caetano Veloso
29 août – Marlui Miranda
30 août – Phil Glass
31 août – Heitor Vila Lobos



Les Salgado I Instituto Terra I @Phillippe Petit

Les Salgado I Instituto Terra I @Phillippe Petit