Dans un bel ouvrage récent (Actes Sud), le photographe nous invite à une « odyssée du chagrin », à la rencontre de ces solitudes qui ont peuplé son périple américain. Un très beau voyage en terre à la fois familière et inattendue.
Poésie et photographie ont ceci de commun qu’il faut un bel ouvrage pour pouvoir s’y plonger, mâcher chaque mot et chaque image comme autant de respirations du présent. Le roman et le théâtre invitent davantage à une dynamique qui, d’intrigues en dialogues, nous pousse presque malgré nous à tourner la page pour savoir ce qui vient après. Les arts poétique et photographique sont totalement contenus à chaque page, entre les blancs et les silences, nous saisissant parfois de longues minutes – voire plusieurs journées, pour qui entre en soi-même – avec un seul vers, un visage, un horizon de couleurs et de sens. Le nouveau livre photographique de Jean-Luc Bertini, Américaines Solitudes, publié par Actes Sud, est à cet égard une vraie réussite : nulle image qui vienne heurter et s’affaisser dans la pliure de la page. L’objet lui-même se présente à nous comme une invitation au voyage.
Américaines solitudes : le titre nous conditionne d’emblée et durablement. Le propre de la solitude est qu’elle est toujours vertigineusement personnelle, comme l’écrit à sa manière le célèbre écrivain américain Richard Ford, que Jean-Luc Bertini a photographié (cf. Amérique, des écrivains en liberté, Albin Michel, 2016), dans sa préface. Dans le cadre du présent ouvrage, les solitudes sont intimement humaines par nature et collectivement américaines par contexte : ranchs, motels minables, grandes espaces, stations-service isolées… Si le photographe s’attarde parfois sur les espaces, les bâtiments et les voitures, ces lieux d’habitation et de vie, même fugitifs, ce sont majoritairement les personnes qui retiennent son attention, son regard. Nous y voyons des hommes voutés, des êtres qui semblent traverser inopinément le cadre, le temps d’une prise, quand d’autres semblent croiser comme par hasard l’objectif au moment de l’instant décisif, sur leur vélo, en traversant la route ou simplement assis, là et las, sur un banc.
« La solitude est un état humain que la photographie nous prédispose particulièrement bien à imaginer, écrit Richard Ford. S’il s’agit de dégager une ligne de force qui anime la vision de Jean-Luc Bertini dans ce projet d’une décennie, et la chose ne s’impose pas, je serais tenté de désigner son égalitarisme immense et empathique, et le climat d’acquiescement qui sature toutes ces photos et leur confère dignité. »
Je ne suis pas certain de savoir ce que revêt cet « égalitarisme immense et empathique » pour l’écrivain américain, sinon que la solitude des êtres photographiés m’apparaît essentiellement comme une projection de la solitude de l’artiste, ce que lui-même confirme dans une courte postface : « Comme j’étais la plupart du temps seul, il est probable que la solitude tourmentée de mes voyages se soit confondue avec toutes celles que j’avais sous les yeux. »
La solitude a ceci de paradoxal qu’elle implique une forme de retrait – physique, psychologique, intellectuel, spirituel – tout en invitant à l’écoute d’une parole dont nous ne sommes pas l’origine, imprimée en nous comme un seau originel, fondateur, dont l’empreinte dévoile nos désirs et nos talents les plus cachés. C’est dans le recueillement silencieux, donc solitaire, que l’homme fait l’expérience de la connaissance de soi, d’une compréhension de soi et, en ce sens, d’un amour de soi. Connaissance, compréhension et amour sont certainement trois conditions préalables à toute véritable rencontre avec autrui, qu’elle soit réelle ou artistique.
J’ignore évidemment tout des expériences solitaires intérieures de Jean-Luc Bertini. Les connaîtrais-je partiellement qu’il ne m’appartiendrait évidemment pas de leur apposer un jugement par essence limité. Ce qu’il m’est donné de voir, c’est le « miroir » photographique qu’il nous tend et que Richard Ford qualifie très joliment de « odyssée du chagrin ».
Comme Gilles Mora dans sa passionnante synthèse de l’histoire photographique aux États-Unis, dans lequel il compare l’expérience américaine des artistes contemporains au Grand Tour européen qu’effectuaient les jeunes aristocrates et les artistes au XVIIe et XVIIIe siècles, nous constatons un manque d’originalité de nombre de clichés, retrouvant des angles de vue déjà exprimés par le passé : Robert Frank et Walker Evans (cités à plusieurs reprises), Stephen Shore, Joel Meyerowitz, William Eggleston…
Nous sommes néanmoins embarqués dans son univers tantôt géométrique, tantôt déstructuré, qui semble comme engloutir de sa fatalité ceux qui s’y débattent, pour vivre enfin ou survivre sans fin. Cet univers-là, familier donc, nous semble toutefois éminemment personnel. C’est un très beau voyage que nous offre Jean-Luc Bertini, qui n’est pas simplement pétri de nostalgie, mais qui est encore un appel à voir l’humanité au milieu des tours bétonnées, devant les fameuses enseignes criardes ou dans ces pavillons insipides et ennuyeux qui s’entassent les uns à côté des autres.
Car la solitude n’est finalement pas tant ce qui nous est montrée visuellement que l’angle de vue du photographe lui-même, qui traduit la mort – celle de sa mère, qui l’a « dévasté » – en vie partout où elle peut s’exprimer, dans la misère des villes et la pauvreté des champs, le long des mornes routes ou sur les bords lumineux de l’océan.
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Jean-Luc Bertini, Américaines Solitudes, textes de Richard Ford et Gilles Mora, Actes Sud, 2020, 152 p., 39 €
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Jean-Luc Bertini, Austin, Texas, 2015 (© Jean-Luc Bertini)

Jean-Luc Bertini, Amish, Lincolnville, Maine, 2008 (© Jean-Luc Bertini)

Jean-Luc Bertini, Great Falls, Montana, 2012 (© Jean-Luc Bertini)

Jean-Luc Bertini, La Nouvelle-Orléans, Louisiane, 2011 (© Jean-Luc Bertini)

Jean-Luc Bertini, Las Vegas, Nevada, 2015 (© Jean-Luc Bertini)
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