Les tirages Fresson de Bernard Plossu sont un véritable dialogue entre la lumière et la matière, entre l’étincelant surgissement et l’épaisseur d’une chair granuleuse. Les éditions Textuel consacrent au photographe français un bel ouvrage, tout en évanescentes couleurs.
Contrairement aux photographies imprimées de manière standard, le procédé Fresson au charbon permet à l’image de faire corps avec la matière, s’y incorporant comme la teinture imprègne un tissu, de sorte que les paysages, les objets et les êtres semblent naître, surgir et s’extraire d’un arrière-pays qui serait le papier lui-même, ou plutôt le dedans du papier. Le support dialogue ainsi avec le motif, le grain mat avec une lumière pastelle qui est propre à Bernard Plossu, comme en écho à ses célèbres photographies noir et blanc.
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S’il ne supporte pas entendre les comparaisons entre sa photographie et la peinture – pour des raisons que je n’ai pu éclaircir à ce jour en dehors des grandes déclarations de principe de l’artiste comme quoi « c’est exactement ce qu’il ne faut pas dire » –, Bernard Plossu ne craint cependant pas de citer certaines influences picturales, à commencer par Soutine et Morandi, mais également, selon Jeanne Fouchet-Nahas qui signe un texte introductif, Marcelo Fuentes et Pascal Vinardel.

Giverny, France, 2011 (© Bernard Plossu / Éditions Textuel)
À regarder le très bel ouvrage que consacrent les éditions Textuel aux tirages couleurs Fresson de Bernard Plossu, l’influence de Giorgio Morandi nous semble indéniable. On pense également à Vilhelm Hammershoi, dont la femme servit inlassablement de modèle des années durant – la femme photographiée de dos à Mexico, devant un drap rose, n’est-elle pas la jeune sœur de cette femme entrevue à sa fenêtre, à travers une porte, sur le tableau Intérieur du peintre danois ? Et cette porte entrouverte, ce parquet aux multiples tonalités ocres, ne trouvent-ils pas un écho dans la photographie prise par Bernard Plossu de la maison de Claude Monet à Giverny ? Chacun peut ainsi laisser résonner les tirages photographiques avec ses propres références picturales, au gré de sa méditation.
Mais contrairement à Hammershoi qui n’est qu’une divagation personnelle, Giorgio Morandi, lui, est revendiqué. Comme en écho, nous entendons ces mots du poète français Frédéric Dieu, dans Matière à joie (Ad Solem, 2016), inspirés de la contemplation des œuvres du peintre italien.
« Temps et couleurs sur vos surfaces ont passé, l’on chercherait en vain maintenant votre origine et votre nom les fonctions que vous exerçâtes, ont passé pour que la lumière consente à vous éclairer de l’intérieur et trouve dans votre force mate trouve dans votre ombre matière à se reposer de son œuvre et longuement s’en réjouir.
Passé l’âge des éclats de voix, délivrés des soucis d’éloquence, tu es entré dans la compagnie des humbles, dans la fraternité des taciturnes, sûr chaque jour qu’ils sauraient par ta main libérer une infime parole et donner consistance à la joie. »
Et peu après :
« Lumière ayant condescendu à animer la matière, consenti à sourdre du cœur de la matière. Lumière dispensant sa force trouvant sa joie à animer l’épaisseur de la matière. Lumière lait de douceur dans la nuit de la matière. »
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Lorsqu’il dit que la famille Fresson endosse le rôle de traducteur, Bernard Plossu ne s’y trompe pas. Ainsi peut-il dire : « Le photographe et le tireur doivent cheminer de concert, l’un et l’autre prenant la main à tour de rôle, en veillant à ce que ce travail ne se retrouve pas anéanti par un imprimeur indélicat. » Un tirage couleur au charbon, qui est la spécificité de la famille Fresson, nécessite deux journées de travail, écrit Bernard Perrine dans l’introduction de l’ouvrage. Deux journées et quatre étapes, pour autant de filtres, qui exigent à chaque fois une grande vigilance et un savoir-faire éprouvé.
Ce dialogue artistique ressemble à celui de la lumière et de la matière, qu’évoque Frédéric Dieu : il y a comme une imprégnation réciproque, tout en sobriété, dans l’œuvre photographique présentée ici, la lumière ayant besoin d’une matière pour advenir, pour se manifester au monde, la matière ayant besoin de la lumière pour dévoiler toute son épaisseur, toute l’intensité de sa chair granuleuse. C’est dans la rencontre si évidente, si étonnante, des deux que perce un langage du réel à nul autre pareil.
Les photographies de Bernard Plossu semblent se retirer du champ de l’art pour exprimer la simple vérité du monde, qui ne saurait être rendue par une exactitude formelle de plan ni par une pesante exacerbation des couleurs, mais au contraire par une humilité fondamentale devant tout être – animé ou non – qui nous fait face, qui nous impose son irréductible présence, sa nudité primordiale, que nul concept ni empreinte esthétique ne peut jamais circonscrire.

Milan, Italie, 2008 (© Bernard Plossu / Éditions Textuel)
Il y a tant de mystère contenu dans les meubles colorés de ce restaurant milanais, dans les escaliers délicieusement impénétrables de Ligurie, dans cette chambre d’hôtel à la sinistre banalité ou encore dans cette cuisine parisienne qui semble tout droit émaner d’une toile de Piet Mondrian. Les univers inquiétants de bord de mer (voire d’industries), dans lesquels le bleu domine, rappellent étrangement certaines toiles sombres et vaporeuses du peintre belge Léon Spilliaert : ces espaces vides, qui tantôt ouvrent sur l’infini bleutée de l’horizon, tantôt s’élancent massivement vers le ciel, apparaissent comme autant d’impasses aux rêves, à l’aventure, à la quête, ou tout simplement au désir. Seul le point de vue du photographe exprime encore une fragile nostalgie, dont la technique Fresson accentue la précarité.
Il y a pourtant une joie qui affleure ces images, celle dont parle Frédéric Dieu et qui est propre à la « lumière dispensant sa force […] à animer l’épaisseur de la matière ». Tel est peut-être le caractère le plus étonnant de la technique Fresson : imprimer un « lait de douceur dans la nuit de la matière ».
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Une mode contemporaine évoque régulièrement « l’écriture » photographique, afin de rendre tout son poids à l’étymologie du mot. L’expression fait généralement chic et intello. Mais la photographie est d’abord et avant tout affaire de point de vue, de regard ; l’écriture n’intervient que lorsqu’il y a ce dialogue entre un artiste et son traducteur, entre un photographe et un tireur, car alors se dessine sous les yeux, par l’action du second, les traits d’une vision que le premier a espérée. Rendre à la photographie sa dimension scripturaire suppose un attachement singulier et opiniâtre à la fabrication matérielle de l’objet – dimension hélas trop délaissée par beaucoup. Et pourtant… C’est bien ce qui rend possible l’émerveillement que nous éprouvons devant les photographies de Bernard Plossu, y compris celles – et il y en a nécessairement – qui ne touchent pas nos sens, ni notre cœur, ni notre âme.
Bernard Plossu est un grand de la photographie française ; il le doit notamment, et incontestablement pour ce qui est de ses photographies en couleurs, à la famille Fresson. Il faut le rappeler plus que jamais, au lendemain de la mort de Michel Fresson, le 24 août 2020. Il ne reste aujourd’hui qu’un seul et unique héritier, Jean-François Fresson, pour perpétuer ce savoir-faire… en espérant une prompte relève.
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Bernard Plossu, Tirages Fresson (80 photographies), Éditions Textuel, 2020, 100 p., 49 €

Mexico, Mexique, 1966 (© Bernard Plossu : Éditions Textuel)

Giverny, France, 2011 (© Bernard Plossu / Éditions Textuel)

Milan, Italie, 2008 (© Bernard Plossu / Éditions Textuel)