La trilogie Lloyd Hopkins, qui signa la reconnaissance littéraire de l’écrivain et scénariste James Ellroy aux États-Unis et en France, vient d’être rééditée (Payot & Rivages), plus de trente ans après sa première parution. Lloyd Hopkins : un policier aussi fou que les tueurs qu’il traque, un personnage profondément cinématographique, toujours en attente d’un réalisateur pour lui donner durablement vie.

Publié le 13/01/2021 – Actualisé le 08/11/2021

Si un auteur américain a renouvelé en profondeur le genre du roman noir, c’est sans nul doute l’incontournable James Ellroy, dont plusieurs œuvres ont fait l’objet d’une adaptation cinématographique, à commencer par L.A. Confidential, paru aux États-Unis en 1990 et mis en pellicule sept ans plus tard par Curtis Hanson (La Main sur le berceau, La Rivière sauvage, 8 Mile), film qui valut au réalisateur l’Oscar du meilleur scénario adapté. Au casting : Russell Crowe, Kevin Spacey, Guy Pearce, Danny DeVito, James Cromwell ou encore Kim Basinger, qui remporte à cette occasion l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle.

L.A. Confidentiel est le troisième volet du Quatuor de Los Angeles, tétralogie écrite par James Ellroy qui dresse un vaste panorama du Los Angeles des années quarante et cinquante. Si des personnages se retrouvent parfois d’un volume à l’autre, Los Angeles et le procureur Ellis Loew sont les seuls « personnages » communs aux quatre tomes. Or c’est précisément ce quatuor, initié par le célèbre roman Le Dahlia noir en 1987, qui vaut à l’écrivain une reconnaissance mondiale et incontestable, alors même que ce dernier n’en était pas à son coup d’essai. Brian De Palma s’attaque d’ailleurs à l’adaptation du Dahlia noir en 2006, avec Josh Hartnett, Scarlett Johansson, Aaron Eckart et Hilary Swank ; malgré une projection en ouverture de la Mostra de Venise, le film – broussailleux en dépit de quelques scènes réussies – ne connaît pas la même réussite que son prédécesseur.

Le Quatuor de Los Angeles n’est pourtant pas la première série de James Ellroy. Outre Brown’s Requiem (1981) et Clandestine (1982), l’écrivain avait préalablement écrit et publié aux États-Unis, entre 1984 et 1986, une trilogie fameuse en son temps, et depuis quelque peu oubliée, mettant en scène Lloyd Hopkins, alias « Lloyd le Dingue », aussi brillant que fou, traquant les tueurs avec la même rage qu’il détruit tout ce qu’il touche, à commencer par sa famille et ses fulgurantes relations amoureuses.

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C’est cette trilogie que les éditions Payot & Rivages ont décidé de remettre à l’honneur, plus de trente ans après la première parution. Si les traductions de Freddy Michalski (Lune sanglante et La Colline aux suicidés) et Claude Mussou (À cause de la nuit) n’ont guère changé, nous aurions en revanche grandement souhaité que cette réimpression fasse l’objet d’une préface ou d’une étude, à la lumière de l’importante œuvre bâtie par l’écrivain depuis.

Car le chemin littéraire parcouru par James Ellroy depuis la création de l’extravagant sergent surdoué est impressionnant. Il semble comme relié au fameux drame que vécut l’écrivain dans son enfance : l’assassinat non élucidé de sa mère, alors que le jeune garçon n’était âgé que de dix ans. L’œuvre littéraire du romancier s’ouvre sur une omniprésence de la psychologie, qui décrypte, analyse jusqu’au moindre comportement humain. Lloyd Hopkins et ses cibles ont en commun une enfance marquée par la tragédie, familiale ou amicale, notamment le viol et différentes formes de torture. Au commencement était un crime, fondateur de toute destinée…

Dans le premier volume, Lune sanglante, Lloyd Hopkins traque Theodore J. Verplank : les deux antagonistes ont vécu un crime similaire dans leur enfance, sans en tirer les mêmes conséquences, prenant des décisions contraires, celles du héros étant portées par les récits – une sublimation psychologique par l’imaginaire – de sa mère. Reste l’assimilation de l’un à l’autre, qui produit un duel aux frontières étroites, l’un se reconnaissant en l’autre jusqu’à se fondre en lui, et réciproquement. On s’étonne de voir comment Hopkins, sur la base de quelques rares indices, dresse le portrait psychologique de son adversaire : on pourrait mettre cette sagacité au crédit de la ressemblance entre les deux protagonistes, voire du génie sans équivalence du sergent ; on pourrait également attribuer cette facilité à la plume d’un écrivain obsédé par la compréhension du meurtre dont a été victime sa mère – donc lui, par ricochets – et qui ne trouve de porte d’entrée que dans l’entendement psychique des tueurs.

À cause de la nuit, confrontant Lloyd Hopkins au psychiatre John Havilland, renforce de manière frontale cette impression du « tout-psychologique », du fait de la profession de l’adversaire du sergent.  Le talent du romancier est bel et bien là, qui s’affirme et s’affine, mais il demeure encore trop subordonné à la nécessité d’une appréhension mentale, presque rassurante si la folie n’était pas si dérangeante.

La Colline aux suicidés, troisième et dernier volet de cette saga qui devait en compter cinq à l’origine, avant qu’Ellroy ne décide de se séparer d’un héros devenu inévitablement trop encombrant (et on le comprend, tant ce flic incarne un absolu), commence déjà à repousser l’omniscience psychologique pour affirmer une vision plus fine, qui aboutira dès 1987 – soit un an après la « mort » littéraire de Lloyd Hopkins – aux grandes œuvres ultérieures.

Cette trilogie, passionnante pour ce qu’elle nous dit de la trajectoire de James Ellroy, mérite d’être lue et relue, parce qu’elle forme un tournant dans le genre si américain du roman noir, en raison non seulement de l’approche privilégiée (psychique, donc), mais également du fait d’un style brutal, qui donne à entendre la violence des rapports sociaux de l’époque, le racisme institutionnel, la misère humaine, la gouaille des petites frappes sans envergure… Autant de dimensions qui trouveront leur pleine ampleur au fil des ouvrages suivants.

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Lloyd Hopkins serait incontestablement un excellent personnage de cinéma. Il l’a été une fois, de fait, dans le très oubliable Cop – d’après Lune sanglante ­– de James B. Harris, plus heureux comme producteur des films de Stanley Kubrick que comme cinéaste. C’est à notre connaissance la toute première adaptation jamais tentée d’un roman de James Ellroy, en 1988, avec James Wood dans le rôle-titre. Depuis, Lloyd Hopkins n’a plus jamais eu les faveurs du septième art.

Il faut attendre L.A. Confidential, près de dix ans plus tard, pour que l’œuvre d’Ellroy retrouve enfin le chemin des écrans, avec le succès que nous savons. Ont suivi Brown’s Requiem en 1999 (inédit en France), réalisé par Jason Freeland, avec Michael Rooker dans le rôle du détective privé Fritz Brown, et Le Dahlia noir, de Brian De Palma, sept ans plus tard. Quatre réalisations seulement pour plus d’une quinzaine de romans, sans compter les nouvelles.

James Ellroy lui-même s’est frotté à quelques reprises au cinéma, comme scénariste, sans jamais parvenir à s’imposer. On retrouve quelques traits de Lloyd Hopkins dans Tom Ludlow (Keanu Reeves), l’excellent inspecteur aux méthodes controversées mais continuellement couvert par son supérieur, héros d’Au bout de la nuit, réalisé par David Ayer en 2008 ; ou encore dans le violent lieutenant Brown du LAPD (Woody Harrelson), dont les relations familiales sont de plus en plus complexes, de Rampart, film réalisé par Oren Moverman en 2011 sur le fameux scandale du même nom au sein de la police de Los Angeles.

Des similitudes, donc, mais pas de tentatives de transposition cinématographique comme telle. Lloyd Hopkins, depuis 1988, reste étonnamment orphelin.

Pierre GELIN-MONASTIER

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James Ellroy, Lune sanglante, traduit de l’anglais (États-Unis) par Freddy Michalski, coll. “Rivages/noir”, Éd. Payot & Rivages, 2020, 368 p., 8,80 €
James Ellroy, À cause de la nuit, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Mussou, coll. “Rivages/noir”, Éd. Payot & Rivages, 2020, 399 p., 9,20 €
James Ellroy, La Colline aux suicidés, traduit de l’anglais (États-Unis) par Freddy Michalski, coll. “Rivages/noir”, Éd. Payot & Rivages, 2020, 398 p., 9,20 €
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Crédits photographiques : Philippe Matsas / Opale / Payot & Rivages