Nous apprenions avant-hier la disparition de l’acteur Michel Piccoli, survenue le dimanche 12 mai, entouré de sa famille. Celui dont nous retiendrons l’élégance, le regard sombre et envoûtant et une voix chaude aura marqué des générations de spectateurs avec plus de deux cents personnages…
Mille vies de rêve(s)
À l’annonce de la mort de Michel Piccoli, ce sont immédiatement des centaines d’images qui ont défilé dans nos souvenirs : Piccoli qui regarde amoureusement Romy dans Les Choses de la vie, Piccoli qui lance de la boue à Catherine Deneuve attachée à une corde chez Buñuel dans Belle de jour, Piccoli chez Marco Ferreri, Piccoli qui se met en colère lors de nombreux repas entre amis ou en famille, Piccoli portant son fameux chapeau allongé dans la baignoire dans Le Mépris, Piccoli, grand bourgeois face à Jeanne Moreau dans Le Journal d’une femme de chambre… On oublie aussi qu’il a joué en anglais sous la direction d’Hitchcock dans L’Étau… Et tant d’autres, tant d’émotions, de rires, de larmes… Et des répliques qui hantent les cinéphiles que nous sommes : « Pourquoi est-ce que tu ne m’aimes plus ? Pourquoi est-ce que tu me méprises ? », lancées à Brigitte Bardot dans Le Mépris. Ou d’autres, en guise de déclaration d’amour au cinéma : « C’est merveilleux le cinéma ! On voit des femmes et elles ont des robes, elles font du cinéma, crac on voit leur cul ! »
Pourtant, très vite, c’est une autre image qui s’installe dans ma tête, une image en guise de symbole. Car la vie, ou peut-être est-ce encore la magie du cinéma, lance des clins d’œil… Ce clin d’œil, le voici : le dernier film dans lequel a joué Michel Piccoli – point d’orgue magistral à une carrière incomparable – est Habebus papam, de Nanni Morreti, dans lequel il incarne en 2011 un pape dont l’ambition secrète est – ou était – d’être un acteur. Une vie rêvée de comédien. Or, lorsque Piccoli écrit un livre pour évoquer son métier – il y échange avec celui qui fut son complice de toujours, Gilles Jacob –, il l’intitule précisément : J’ai vécu dans mes rêves.
Ces deux images s’agencent ainsi pour former une sorte de testament : le dernier film et l’unique livre ou la vie rêvée de Michel Piccoli… Ce sont souvent des connotations de rêve, de magie ou d’émerveillement qui surgissent chez l’acteur lorsqu’il évoque son métier. Ainsi se plaisait-il à souligner le caractère extraordinaire de son activité, de sa vie : « Parvenir à étonner les gens par mon travail sans prétention, avec simplicité, aura été mon idéal. Je suis un éternel enfant, heureux de raconter une histoire. Donner à vivre un texte provoque en moi un plaisir inouï, et j’ai toujours été émerveillé de vivre ce métier extravagant. Faire l’acteur est tellement étrange ! D’abord il faut beaucoup travailler, ensuite il faut se mettre à jouer et que cela ne soit plus vécu comme un travail. »
« Conserver le cœur d’un amateur »
Une vie de jeu et d’amusement semble-t-il dire en somme. Gilles Jacob a par exemple coutume de relater les tours que Piccoli jouait à tous, et notamment aux directeurs de castings auxquels il arrivait parfois dans une telle tenue, un tel accoutrement, que ce soit vêtu d’une tenue improbable, avec une moustache, une diction ou un accent surprenant, qu’il leur était impossible de ne pas l’engager ! Le jeu, la surprise, comme maîtres-mots de sa vie. « Conserver le cœur d’un amateur », continuer à s’émerveiller. Et il est vrai que de nombreux témoignages ou entretiens nous donnent à voir ses enthousiasmes, sa gaieté, sa générosité, ses emportements, ses cris, ses provocations, ses fous-rires, ses passions mais aussi ses silences.
Alors, oui, sans doute, il jouait, mais pourtant, écoutons-le évoquer sa façon d’appréhender son dernier rôle dans le film de Nanni Morreti. Lors d’un entretien pour la promotion du film avec le réalisateur italien, il déclarait en effet : « J’essaie, au contraire, de ne pas jouer. C’est-à-dire de m’effacer complètement derrière ce qui est écrit. Ou pas, d’ailleurs, puisque, dans le cas présent, le personnage parle très peu. Mais le silence peut s’avérer passionnant et particulièrement riche à incarner. » Un silence familier, lui qui se livrait peu, par pudeur, discrétion, difficulté à se confier. Ces paroles pourraient sembler paradoxales avec les propos précédemment cités mais il n’en est rien car c’est bien de simplicité dont il s’agit encore ici. Une simplicité face au texte, une volonté de ne jamais se mettre en avant pour celui qui disait être « né par hasard ». En effet, ses parents avaient perdu leur premier garçon avant sa naissance et il ne dut la vie qu’à une sorte de hasard. Être né « par hasard et par compensation », comme il l’écrit, grandir dans l’ombre d’un « petit frère » mort laisse des traces, sans aucun doute. Ainsi avouait-il n’avoir jamais cessé de s’interroger sur la signification de sa venue au monde. De ce père violoniste d’origine italienne, de sa mère pianiste, il parlait peu. Il les laissait dans l’ombre, juste retour des choses…
Une prise de position importante
Pourtant, il n’hésita pas, en 1970, à se faire le porte-parole de la profession afin de défendre leur statut déjà menacé. Dans une émission intitulée “Panorama”, Michel Piccoli s’adressa en effet au gouvernement de l’époque. Il insista dans un premier temps sur le rôle de « pédagogue » que jouaient les acteurs.
Rappelant en effet que seuls 20 % des choses apprises proviennent de l’école, il prouva, chiffres à l’appui, que les 80 % provenaient du foyer, des journaux, des livres et des acteurs : « L’acteur est extrêmement important. Nous sommes le truchement par lequel les gens sont enseignés ou découvrent les choses, ont des connaissances. »
Ceci avancé, son propos se fit plus direct : « Il faudrait que tout le monde comprenne que les artistes n’aiment pas se plaindre tout le temps ou faire la quête. Alors, je crois qu’il vaut mieux que je m’adresse au ministre des Finances et qu’il considère que les arts et le spectacle sont une nécessité pour les loisirs et la culture du public, et qu’il donne au ministre de la Culture les moyens de développer les arts et les spectacles. »
Une demande qui résonne étrangement en nous aujourd’hui…