Un documentaire puissamment original et intelligent sur l’histoire de Mitra Kadivar, psychanalyste iranienne enfermée contre son gré, et plus largement sur l’enfermement psychiatrique, la perte de toute parole audible, l’importance de la relation humaine… autant de récits mis au diapason par une somptueuse composition polyphonique.
Sélectionné au FID Marseille 2018, Mitra est sorti le mercredi 22 avril en exclusivité sur la plate-forme VàD de Shellac.
Synopsis – Hiver 2012 – Internée contre son gré dans un hôpital psychiatrique à Téhéran, Mitra Kadivar, psychanalyste iranienne, entame une correspondance par courriel avec Jacques-Alain Miller, fondateur de l’Association mondiale de psychanalyse.
Été 2017 – Une équipe artistique s’inspire de ces échanges pour créer un opéra en s’imprégnant de la réalité de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix-en-Provence.
Récits savamment entremêlés
Si le synopsis laisse présager l’entremêlement de deux faits, ce sont en réalité quatre trames qui se croisent et s’entrecroisent tout au long de ce documentaire puissamment original, non seulement l’histoire de la psychanalyste Mitra Kadivar, qui donne son prénom – signifiant originellement « divinité solaire » – au titre du film, et la création de l’opéra, mais également la destruction de certains bâtiments du Centre hospitalier de Montperrin à Aix-en-Provence et les témoignages de personnes, souffrant de troubles psychiatriques, résidant à Montperrin
Le documentaire de Jorge León est une grande réussite, écrivons-le d’emblée, tant chaque récit éclaire les trois autres. Au commencement étaient les échanges de courriels entre Mitra Kadivar et du célèbre psychanalyste français Jacques-Alain Miller (gendre de Jacques Lacan). Comment rendre compte de cette correspondance écrite ? Par l’art, par le témoignage, par un fait réel ; par le chant, par la parole, par l’effondrement.
Statut de la parole
À mesure que Mitra Kadivar perd le droit à la parole, enfermée contre son gré sous des prétextes fallacieux, sa voix se déploie dans le chant de la soprano américaine Claron McFadden, que nous entendons et voyons déambuler dans le Centre de Montperrin, parmi les personnes malades. Les témoignages de ces dernières résonnent comme en écho à la souffrance que décrit la psychanalyste iranienne dans ses courriels : lorsqu’une personne est atteinte du cancer, on dit qu’elle a un cancer, explique une des patientes. Mais lorsqu’il s’agit de troubles psychiatriques tels que la schizophrénie, on dit : vous êtes schizophrène. « Vous êtes rejetée de la communauté des hommes », jusqu’à ne plus avoir de valeur humaine.
Le récit de Mitra Kadivar pourrait être larmoyant dans une fiction ; dans un documentaire, il s’agit d’en approcher la réalité la plus abyssale. Pour rendre compte du processus de déshumanisation vécu en Iran, il y a ces témoignages, simples et directs, des personnes frappées par la maladie.
Nous comprenons le statut de la parole lorsque l’un témoigne qu’elle tire les cartes surtout pour échanger, plus pour recevoir un regard, une parole, que pour donner quoi que ce soit, lorsqu’une autre attend sa cigarette (apportée quotidiennement à 18h) tout au long du jour, comptant les heures, jusqu’à ce qu’elle puisse enfin parler et redevenir un être humain, une altérité pour quelqu’un.
La destruction des bâtiments de Montperrin exprime le démembrement, la perte de repères, comme une critique de certaines prises en charge en hôpital psychiatrique, qui conduisent certains patients à développer, en plus de leur maladie, la phobie de tout personnel médical. Jorge León ne cède cependant pas à la facilité d’une dénonciation aveugle (ce n’est d’ailleurs pas son propos), en témoigne la belle et délicate présence de la jeune infirmière, au regard lumineux et à l’écoute active.
De la musique avant toute chose
La musique apparaît comme un lieu thérapeutique, Claron McFadden chantant pour les malades tandis que Mitra Kadivar éclaire sur la situation dramatique de certaines formes d’internement. Car il y a l’expérience propre de Mitra et nos propres pratiques, dont la cruauté n’est pas si lointaine (que l’on pense à la sculptrice Camille Claudel). La médiation artistique est au cœur du documentaire, d’une part comme reconstitution d’une unité entre chaque personne malade et son humanité, d’autre part en tant que lien entre l’histoire passée de Mitra et le présent du documentaire. C’est pourquoi, à la manière d’un Éric Ruf qui se plaît à montrer la machinerie théâtrale dans ses scénographies à la Comédie-Française, Jorge León s’attarde sur le processus de création de l’opéra composé par George van Dam et Eva Reiter.
La musique rend compte de l’étrange, du chaos désorganisé, voire de l’animal manifesté à travers les cris, et dans le même temps humanise, esthétise les sons, jusqu’à les resituer dans la relation à l’autre – à nous, spectateurs, soudain capables de les recevoir avec leur potentiel d’harmonie, de désir d’expression. L’univers musical est le véritable cœur des différents récits, comme un lieu unique d’une triple reconstruction : l’horreur de l’univers sonore des fous, la beauté des humanités et les relations humaines (Claron McFadden rencontrant les personnes internées par son chant).
L’unique limite du documentaire, à la mise en scène finement construite, est de ne pas être capable de nous plonger véritablement dans l’horreur qu’a vécu Mitra Kadivar. Mais en est-ce une ? Était-ce seulement possible ? Le choix du réalisateur porte sur l’esthétisation de cette horreur, par la musique et l’image (la photographie de ce film est très réussie), alors même qu’il affirme qu’entrer à l’hôpital psychiatrique, c’est tomber dans un trou noir. La torture physique a bien des représentations, celle psychologique est parfois impalpable, mais non moins réelle.
avec Pauline Angot et Marie-Claude Gelin
Jorge León, Mitra, Belgique – France, 2018, 83mn
Genre : documentaire
Sortie cinéma : 24 février 2020
Avec : 22 avril 2020
Scénario : Jorge León
Musique : Eva Reiter, George van Dam
Soliste : Claron Mc Fadden
Chanteurs : Eva Reiter, Michael Schmid, Gerrit Nulens, George van Dam
Chœur : MMAcademy
Image : Thomas Schira, Jorge León, Aliocha Van der Avoort
Montage : Marie-Hélène Mora
Producteurs : Geneviéve De Bauw, Jean Laurent Csinidis
Productions : Thank you and good night et Films de force majeur
Diffusion : Shellac
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