Le pragmatisme de notre temps exténue tout amour et finit par transformer tout en nuit. Il n’y a plus de poètes. Finies, les merveilles ! Terminés, les grands espoirs ! Restent les bohémiens du spectacle et de la culture, dont le ravissement est le métier…

L’air de rien

Tous les gamins de 17 ans en France ont eu à bûcher un jour sur les pages vibrantes que Stendhal consacre à la « cristallisation » : je les vois d’ici penchés avec fébrilité sur ces quelques lignes dans De l’amour, qui leur offrent un miroir de leurs émotions naissantes.

« Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes. Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime. »

Et voilà que je te massacre les amours naissantes, qui parent l’autre de toutes les vertus, avec un rictus méprisant : projection, idéalisation, fascination – beuark. C’est ainsi que commence la post-modernité déçue, triste et grise, celle qui va bientôt au Café de Flore faire venir la pluie sur tous les regains d’espoir. C’est l’œuf où naîtra bientôt notre époque : goût de rien, pragmatisme ricanant, désespérance et mort des rêves. Finis les Grands Soirs, effondrées les joutes de chevalerie, les grands poèmes. Aujourd’hui maman est morte. Ce matin précisément la matrice des rêves a disparu. L’époque des épopées et la visée des idéaux a disparu sous les coups d’un réalisme froid comme la mort. Tout cela, les trouvères et les troubadours, l’amour, c’était le temps passé de la cristallisation. Il ne reste debout qu’une seule vision, l’unique cap qui vaille : le libéralisme théorique. « Fais ce que tu veux », « gagne autant que tu peux » – avec la somme de toutes les médiocrités qui le suivent comme une meute de hyènes. L’éphémère devient la loi, la société liquide, il ne reste du grand principe espérance que de toutes petites tendresses pour le développement personnel, la bonne bouffe et surtout des vacances au soleil.

Depuis Stendhal, mais Freud et ses illusions déçues y sont aussi pour quelque chose, il n’y a plus de grand amour. Un réalisme plat sans souffle a remplacé les immenses ravissements. Le libéralisme lui-même, qui a cassé la machine à rêves, finit par s’embourber dans sa propre mélasse grise. « Une philosophie politique conçue pour favoriser une plus grande équité, pour accroître la liberté, produit en réalité une inégalité titanesque, impose l’uniformité et l’homogénéité, favorise la dégradation matérielle et spirituelle et détruit la liberté » (Patrick J. Deneen, Pourquoi le libéralisme a échoué). Alors que Spinoza avait compris voici déjà trois cents ans que rien de grand dans l’homme ne se fait sans désir, le pragmatisme de notre temps exténue tout amour et finit par transformer tout en nuit. Il n’y a plus d’amour. Il n’y a plus de poètes. Finies, les merveilles, terminés les grands espoirs.

Sauf nous, du monde du spectacle et de la culture. Faiseurs d’étoiles nous sommes les ravis de la crèche – ceux dont le ravissement est le métier. Rêver n’est pas une tare et nous sommes parmi les derniers à engendrer un monde de poésie, de grandeur et de beauté. Face à un monde peint tout en gris dans lequel tous les drames ont disparu – même la mort y est cachée –, nous sommes en charge de semer l’or et la joie, les grandes amours et les idéaux de feu. Vive les idéalistes ! Vive les poètes ! Vive la bohème et les longs chants de la passion qui font notre force et notre destin. Nous n’avons qu’un ennemi : le pragmatisme mécanique d’un libéralisme devenu inhumain. Sans le pouvoir des rêves la liberté n’est plus rien qu’avidité, peur et offense. Nous sommes les gardiens d’une liberté qui accroche sa charrue aux étoiles. Les bergers de la splendeur.

Le ravi de la crèche.

Emmanuel TOURPE

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Est-ce que sucer la roue c’est tromper ? Pourquoi les créatifs ont besoin d’imitateurs…
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Anatomie d’un récit : la bonne histoire au scalpel

 


Emmanuel Tourpe, 50 ans et père de 4 enfants, est le directeur de la programmation TV / numérique de la chaîne culturelle Arte. Il a occupé les mêmes fonctions, ainsi que celles de responsable des Études, à la RTBF pendant presque 20 ans. Docteur habilité en philosophie, il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages et d’articles scientifiques. Il est également un conférencier international. Il exerce également des fonctions de conseil en communication, management et stratégie. Il tient une chronique bimensuelle dans Profession Audio|Visuel depuis octobre 2020.


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