Alors que les artistes se débattent, derrière des masques, des paravents ou des écrans, pour survivre à un nouvel état de claustration qui ruine les espoirs comme les désirs, le patrimoine, lui, à la faveur d’une politique opportuniste, advient de plus en plus souvent en tant que repère stable et rassurant dont la valeur, toujours coûteuse, peut poser question au regard de ce que sera demain.

Le déglaçage de Marc Sagary

S’essayer à penser le patrimoine peut se révéler d’une redoutable complexité tant les approches possibles sont infinies. D’ailleurs, faut-il s’obstiner à considérer comme entité singulière cette désignation (masculine) qui comprend autant d’objets différents qu’hétérogènes ? LE « patrimoine » se réduirait-il au seul ensemble de richesses, plus ou moins culturelles, accumulées par une nation que son peuple décide (selon des critères plus ou moins objectifs) de valoriser ensuite ? Dans un texte passionnant intitulé « Le “patrimoine” a-t-il fait son temps ? », paru il y a huit ans déjà, comme avant-propos dans le vingt-quatrième numéro de la revue ethnographiques.org, consacré justement aux pratiques patrimoniales, Ellen Hertz et Suzanne Chappaz-Wirthner décortiquent, avec une grande subtilité teintée d’humour narquois, ce qui pourrait déterminer le « patrimoine », ce qui pourrait en fonder à la fois la légitimité et l’existence, interrogeant avec la distance la plus juste les discours comme les pratiques réflexives sur la place, trop souvent fabuleuse, qu’il occupe au sein de la communauté des hommes.

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L’intelligibilité de cette thèse est fulgurante et son sens met en lumière les manières avec lesquelles la notion de « patrimoine » – qui concerne tous les domaines, de la littérature à la gastronomie en passant par la génétique ou l’industrie – peut se laisser instrumentaliser au gré des idéologies dominantes selon les époques et dans les territoires, les pays et les nations particulièrement totémistes. Et il en existe beaucoup sur tous les continents, même les plus froids.

Ainsi, l’humanité aime-t-elle conserver et idolâtrer sans pondération, car la sauvegarde et la protection des œuvres de l’homme relèvent à la fois, et depuis la nuit des temps, d’une nécessité anthropologique de permanence des données matérielles et de perpétuation de la mémoire. La conservation du « patrimoine » a pour vertu cardinale de rassurer.

Sa valorisation, en revanche, prête davantage à discussion car elle est traversée par des enjeux politiques, économiques et sociaux qui transgressent largement les champs disciplinaires habituels, plutôt avisés, comme l’histoire de l’art, l’histoire, la philosophie ou l’esthétique et même l’ethnologie ou le folklore.

Évidemment, comme figure médiatique maniérée, grand hagiographe abusant à l’envi du superlatif « extraordinaire » ou « remarquable » dès qu’un vieux caillou embaume l’oligarchie et l’aristocratie, stéréotype du divertissement (sans doute aussi gentil que cultivé) de cette société du spectacle indexée par Guy Debord dès 1967, Stéphane Bern est un pur héraut au service du pouvoir actuel sans vision ni imagination qui, puisqu’il en est ainsi, préfère dépenser des sommes colossales dans la restauration de châteaux (comme celui de Villers-Cotterêts, par exemple, dont le maire RN réélu, Franck Briffaut, doit se féliciter alors qu’il n’avait rien demandé) que de soutenir significativement la jeune création, celle qui promet de réinventer ce monde endolori autrement qu’en lui garantissant des commandes publiques en temps de crise. Et Stéphane Bern d’enfoncer le clou, persuadé « qu’un jeune chef d’État [qui] ne se jette pas dans l’art moderne mais dans le patrimoine est un beau symbole » (in Le Monde daté du 13 octobre 2020, p. 24).

Ces positionnements caricaturaux illustrent précisément la manière avec laquelle la promotion du « patrimoine », au-delà du fait que celui-ci représente une valeur sûre, une valeur refuge (au sens propre comme au sens défendu par Les Échos, quotidien par ailleurs estimable), peut servir une politique du repli sur ses richesses passées, incapable d’en produire de nouvelles qui pourraient dévoiler des horizons inédits.

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Pire, on met en place une tombola du « patrimoine » avec la complicité de la Française des jeux, un « Super Loto Mission Patrimoine » dont les fonds destinés à la Fondation du patrimoine doivent servir à seulement restaurer les édifices dégradés ne bénéficiant pas d’une inscription régionale ou d’un classement national à l’inventaire des monuments historiques.

Mais qui d’ordinaire joue au loto sinon ceux ayant l’espoir (avoué ou non) d’améliorer nettement leur quotidien ? D’après l’enquête publiée par euromillions-loterie.fr, seuls 11 % des joueurs sont des cadres supérieurs (et des intellectuels), les autres appartiennent à des catégories sociales peu fortunées (ouvriers, employés, professions intermédiaires, retraités, etc.). L’enquête, bien sûr, ne dit rien des joueurs au chômage qui misent sans cesse sur cet espoir (souvent déçu). Loin de constituer un raccourci sophistique, il ne semble donc pas déplacé de croire que les impécunieux en majorité contribuent à la restauration d’un « patrimoine » décati qui, en fait, ne doit pas beaucoup les émouvoir.

Quant aux nantis, leur spectaculaire soutien se localise généralement sur des ouvrages patrimoniaux illustres afin d’être applaudis ostensiblement, comme dans le cas de Notre-Dame à Paris ravagée par un incendie en 2019. Au passage, selon cette politique du repli sur ses richesses passées, la flèche de cette cathédrale entièrement brûlée sera donc reconstruite à l’identique de celle conçue par Viollet-le-Duc entre 1857 et 1859, alors que l’occasion d’offrir à de jeunes architectes la possibilité de rénover cette partie du monument, avec une pointe d’originalité ou, pour le moins, suivant des codes esthétiques plus actuels, aurait pu marquer une étape importante de cette première moitié du XXIe siècle dans le champ de la création contemporaine française.

Mais non, la posture réactionnaire et le conformisme ont encore une fois triomphé, accentuant le caractère mortifère de la conservation des ouvrages ou des œuvres d’art tant stigmatisé par l’École de Francfort et Theodor W. Adorno en particulier, alors que le « patrimoine » mériterait aujourd’hui d’être revisité, mis en perspective par delà l’identification opportuniste qu’il représente aux yeux de beaucoup de dirigeants, par delà la simple curiosité touristique qu’il suscite, grâce à la participation d’artistes dont le travail s’inscrit dans le temps présent, quitte à tourmenter les critères aristotéliciens du beau, du bien et du juste, à l’instar de ceux qui ont œuvré à la définition même de la Renaissance par leur esprit ingénieux et audacieux.

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La société qui défend les fondements de son « patrimoine » (matériel ou immatériel) doit avant tout filtrer son rapport à l’histoire et, au fond, mieux soutenir la mémoire et la connaissance que la commémoration et la reconnaissance uniquement. C’est à l’endroit où se trouve la richesse de son imaginaire que cette société continue de se construire.

Aussi, pour que le « patrimoine » ne reste pas une histoire de vieux, il conviendrait de mélanger plus souvent à sa chair celle des créateurs qui agissent déjà, c’est flagrant, en faveur d’une transition vers d’autres modèles de contemplation, d’autres modèles de vie.

Marc SAGARY

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LA CULTURE DE L’ENTRE-SOI

 


Après des études de cuisine et de philosophie (de l’art), Marc Sagary a occupé différentes hautes fonctions dans les milieux artistiques, en France et à l’étranger. Il œuvre à présent au partage de la culture et des idées, et tient une chronique mensuelle dans Profession Audio|Visuel depuis octobre 2020.