En février dernier, Lauriane Escaffre et Yvonnick Muller ont remporté le César du meilleur court-métrage avec Pile Poil, une comédie douce-amère qui met en scène un père boucher (Grégory Gadebois) et une fille apprentie esthéticienne (Madeleine Baudot). Comment ce quasi premier film a-t-il atteint les sommets ? Retour sur une aventure au long cours.
L’histoire commence à la fin de l’année 2012, lorsque Lauriane Escaffre, Julien Hérichon, Stephan Malin, Caroline Mercier et Yvonnick Muller décident de créer le Happy Collectif et d’autoproduire des courts-métrages. « Après avoir porté les histoires des autres, nous avions envie de raconter nos propres histoires », se souvient la scénariste, réalisatrice et comédienne Lauriane Escaffre. Chaque film obtient de petits succès : sélections en festivals, prix de scénario, achats par la télévision… Trois courts-métrages sont ainsi réalisés par les cinq artistes : Seconde, Le bon mélange pour la colle et Mustang Sally.
« Nous avons eu un bon retour des professionnels, ce qui n’était à l’origine ni attendu, ni souhaité de notre part, poursuit Lauriane Escaffre. Nous avons mieux compris comment fonctionnait le monde du court-métrage. Tout est devenu soudain plus accessible, ce qui nous a montré qu’un produit de qualité, avec un scénario travaillé et des comédiens professionnels, même sans une technique extraordinaire, pouvait trouver un écho dans les festivals et auprès des télévisions. »
Rencontre avec un producteur
Après la séparation du collectif, Lauriane Escaffre et Yvonnick Muller s’associent pour réaliser Chèvre ou vache en 2015. Les deux artistes endossent les rôles de scénaristes, réalisateurs et comédiens. Le film est notamment sélectionné dans le cadre de ‘‘C’est pas la taille qui compte’’, qui propose des projections mensuelles de court-métrages, choisis par Sergio Do Vale, tous les premiers lundis du mois au cinéma Les 5 Caumartin à Paris. Le film obtient le prix du public. C’est à cette occasion qu’il est repéré par Éric Bu, coproducteur avec Emmanuel Wahl au sein de la société Qui vive !.
Lorsqu’Emmanuel Wahl leur demande quel sera leur prochain court-métrage, Lauriane Escaffre et Yvonnick Muller lui tendent un petit carnet avec toutes leurs idées de scénarios, certains très aboutis, d’autres à l’état d’ébauche. Le producteur retient une simple anecdote qui tient en deux lignes : l’histoire d’une fille qui se retrouve à épiler son père. « J’ai déroulé le carnet et j’ai tout de suite eu l’intuition qu’il fallait développer cette idée », confirme Emmanuel Wahl.
L’écriture du scénario
Le thème de la filiation est au cœur de la démarche artistique des deux artistes. Chèvre ou vache raconte l’histoire d’un couple qui devient parents de jumeaux. « La filiation est un thème qui nous est cher, confirme Lauriane Escaffre. Nous aimons nous en saisir par le biais de la comédie douce-amère, un peu à l’anglaise, avec de l’émotion. »
Ils se mettent aussitôt à l’écriture au cours de leurs rares temps libres puisque, tous deux intermittents du spectacle, ils jouent dans divers projets : Yvonnick Muller est au Casino de Paris dans Priscilla folle du désert, tandis que Lauriane Escaffre incarne Andromaque, dans la pièce éponyme de Racine, mise en scène par Damien Chardonnet-Darmaillacq.
Le choix des comédiens
Au bout de huit mois, à l’automne 2017, le scénario est mûri, écrit et finalisé, « ce qui est assez court », précise Emmanuel Wahl. Contacté pour jouer le père, boucher de son état, Grégory Gadebois répond positivement dès janvier de l’année suivante. Le choix de l’actrice qui incarne sa fille Élodie, adolescente qui s’apprête à passer son CAP d’esthéticienne, prend plus de temps.
« J’ai passé de longues heures à regarder les trombinoscopes des comédiennes de France et ai immédiatement eu un coup de cœur pour Madeleine Baudot, une actrice belge !, s’amuse Yvonnick Muller. Le plus cocasse est qu’elle est chez Adéquate, une grosse agence artistique ; je me suis dit qu’il s’agissait d’une comédienne très forte, avec un CV puissant à la clef. Ce n’était pas le cas, elle n’avait tourné que dans un court-métrage… sans parole. Nous l’avons auditionnée, ce qui a confirmé notre intuition. » La ressemblance de Madeleine Baudot avec Grégory Gadebois et sa corporalité, sa manière de se tenir, le fait qu’elle se situe encore entre l’adolescente et l’adulte, correspondent pleinement à la représentation que les deux réalisateurs ont du personnage d’Élodie.
Toutefois, sur encouragement de leurs producteurs, Emmanuel Wahl et Adrien Bretet – ce dernier a rejoint Qui vive ! et le projet pendant le temps d’écriture du scénario –, ils décident d’auditionner d’autres comédiennes, parfois plus aguerries. « Madeleine aurait eu quinze films à son actif, la question ne se serait peut-être pas posée, justifie Emmanuel Wahl. Or le personnage d’Élodie est le rôle principal ; il était normal de vérifier que cette première intuition était la bonne. » Après avoir auditionné une dizaine de jeunes filles, « qui ont parfois fait des prestations exceptionnelles », Lauriane Escaffre et Yvonnick Muller en ont la confirmation : Madeleine Baudot est définitivement bien « leur » Élodie.
Financements et tournage
Le budget du film, de 75 000 euros, nécessite plusieurs investisseurs. Emmanuel Wahl décroche cinq subventions : OCS s’engage à hauteur de 7 500 €, avant d’être rejoint par TV7 Bordeaux (6 000 €), puis par les régions Nouvelle-Aquitaine (27 000 €) et Normandie (18 000 €), et enfin par le CNC en avril 2018 (12 000 €). Le tournage peut commencer.
Il a lieu début juin 2018 et dure une petite semaine, quatre jours à Oissel – dans la vraie boucherie de Christophe Duvivier – et Rouen, deux à Bordeaux. « Tout s’est merveilleusement passé, se remémore Yvonnick Muller, même quand certaines scènes devaient être tournées très rapidement, comme celle de l’examen où j’étais tout seul derrière la caméra, Lauriane interprétant l’examinatrice. »
Du festival de Meudon à la cérémonie des César
Trois semaines de montage suivent presque immédiatement, assumées par Yvonnick Muller et la monteuse Sara Olaciregui, qui s’achèvent à la mi-juillet. Dans l’intervalle, faute d’avoir un film abouti et afin d’être dans les délais, ils envoient un ours au festival du court-métrage d’humour de Meudon, qui sélectionne avec enthousiasme l’œuvre encore en attente de finitions. La première projection publique a ainsi lieu en octobre : Pile Poil remporte le prix du jury, le prix du public et le prix d’interprétation (Madeleine Baudot).
C’est le début d’une longue série de près d’une centaine de sélections, pour une soixantaine de récompenses au total, en France comme à l’étranger (Allemagne, Venezuela…). À l’Alpes d’Huez, en janvier 2019, ils obtiennent le grand prix, à Clermont-Ferrand, ils remportent le prix du meilleur court-métrage. Le rêve d’une sélection au César fait soudain son chemin dans les têtes…
En septembre 2019, ils font partie de la grande liste des vingt-quatre courts-métrages sélectionnés, sur trois cents à trois cent cinquante films éligibles. Commencent alors trois mois intenses de campagne, pour pousser les quelque quatre mille votants à voir le film. « Il y en a pour six heures de visionnage, rien que pour les courts-métrages, explique Emmanuel Wahl. Or ce sont généralement les longs-métrages qui sont privilégiés : il y en a cent cinquante-neuf au total ! Il faut donc inciter tous les professionnels à jeter un œil sur son œuvre. »
Le 29 janvier sont annoncés les cinq finalistes : Beautiful Loser de Maxime Roy, Chien bleu de Fanny Liatard et Jeremy Trouilh, Le Chant d’Ahmed de Foued Mansour, Nefta Football Club d’Yves Piat et enfin, cité en dernier, Pile Poil ! « Je me souviens très bien de l’ordre, de la montée de stress à mesure qu’ils énuméraient les noms et de l’explosion de joie lorsqu’ils ont cité Pile Poil, raconte Yvonnick Muller. Je ne me rappelle rien de ce qui a suivi, c’était dingue, inimaginable ! »
Une ultime campagne d’un mois a alors lieu, jusqu’au 28 février, date de la soirée. La tension est forte, notamment du fait que, deux jours avant la cérémonie officielle, le vote des exploitants – un indicateur souvent clair et juste sur les résultats des César – a donné un autre court-métrage gagnant : Chien bleu. Autre source de tension, plus extérieure : les César se déroulent sur fond de polémique liée aux douze nominations de Roman Polanski. Heureusement pour l’équipe du film, les résultats pour le court-métrage sont donnés bien avant que le réalisateur ne soit sacré, entraînant la colère et les départs que l’on sait.
Perspectives…
Aujourd’hui, Yvonnick Muller et Lauriane Escaffre préparent leur premier long-métrage : « Nous développons la même idée, avec les mêmes personnages, explique Emmanuel Wahl, dont la société de production Qui vive ! accompagne le nouveau projet. Nous suivrons l’année complète, qui conduit à l’examen final. Concrètement, le court-métrage sera donc la fin du long. »
« L’expérience de Pile Poil nous a vraiment fait mentir sur ce que l’on pensait être possible comme parcours, conclut Lauriane Escaffre. Alors même que nous sommes comédiens depuis quinze ans, nous ne pensions pas qu’une telle aventure était possible. »
Photographie de Une : Yvonnick Muller, Lauriane Escaffre et Emmanuel Wahl
Crédits : Pierre Gelin-Monastier
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