La Vingt-Cinquième Heure vient d’ouvrir la première salle de cinéma virtuelle, en collaboration avec une trentaine de diffuseurs et plus de deux cents salles partenaires. Au total, ce sont quelque soixante à soixante-dix films qui sont aujourd’hui projetés, dont une quinzaine de sorties nationales.
La société de production et de diffusion La Vingt-Cinquième Heure travaille sur ce projet depuis de longs mois, bien avant que la pandémie ne provoque le confinement et la fermeture de tous les lieux culturels, dont les salles obscures.
Naissance de la salle de cinéma virtuelle
« C’était une volonté qu’on avait depuis plusieurs mois de permettre à nos films de vivre le plus longtemps possible, notamment grâce à des séances-débats, explique Pierre-Emmanuel Le Goff, initiateur du projet. Mais l’on se rendait bien compte que, pour des raisons de disponibilités et de non-paiement des déplacements, les réalisateurs ne pouvaient guère en faire plus de trente ou quarante. » De telles rencontres sont chronophages, voire onéreuses, certains réalisateurs perdant même de l’argent à aller à la rencontre de leur public, en l’absence de défraiement.
C’est alors que naît l’idée d’organiser des interventions à distance, en mettant en place un dispositif de diffusion par internet, qui permettrait par la même occasion de rejoindre des publics empêchés, en raison de l’âge, d’un handicap, de temps, du manque de moyens ou d’un éloignement géographique trop important.
« Nous avons développé une salle de cinéma virtuelle qui permet aux spectateurs de voir un film et d’avoir un débat avec un membre de l’équipe. » Il ne s’agit évidemment pas de remplacer la salle de cinéma physique, mais d’offrir un complément démultipliant la diffusion des films et les échanges avec le public. « Il n’y a pas de concurrence entre les deux, puisque ne vont dans la salle virtuelle que ceux qui, a priori, ne peuvent pas avoir accès à la salle physique. »
Un fonctionnement repris de la réalité
Si le projet était en germe depuis longtemps, la fermeture des salles obscures en raison du Covid-19 a néanmoins accéléré le processus. Beaucoup de films ont vu leur diffusion interrompue sur grand écran ; d’autres n’ont tout simplement pas pu sortir dans les temps ; d’autres encore ont obtenu du CNC une réduction du délai d’exploitation en salles en vue d’une diffusion en vidéo à la demande à l’acte ou pour une exploitation sur support vidéographique.
À la mi-mars, Pierre-Emmanuel Le Goff et Guilhem Olive publient un appel intitulé Résistons ! et lancent leur plate-forme. L’e-cinéma est né. Concrètement, les diffuseurs – ils sont une trentaine à ce jour – proposent leurs films sur La Vingt-Cinquième Heure. Chaque exploitant de salle choisit ensuite les films qu’il veut projeter dans sa salle virtuelle. « Nous ne sommes pas sur une offre pléthorique de vidéo à la demande, qui consiste en une vaste place de marché où tout serait possible. » Les séances ont lieu sur proposition du programmateur, comme ce dernier le ferait pour une salle physique.
« Nous avons conscience que ce n’est pas la magie du cinéma tel qu’on l’apprécie, mais nous essayons d’être au plus près de l’expérience de la salle de cinéma, dans ce contexte particulier de fermeture totale. » Comment ? Les séances sont organisées par les exploitants à horaire fixe, suivies si possible d’un échange avec le réalisateur (sous forme de questions posées par écrit, en direct). Une géolocalisation permet de limiter l’accès à la salle virtuelle aux personnes situées dans un périmètre entre cinq et cinquante kilomètres, en fonction de la densité des cinémas sur le territoire. « Cela permet de recréer peu ou prou la zone de chalandise comme elle est dans la réalité et d’avoir une sortie de film dans un maximum de salles. »
Quant à la grille tarifaire, elle est similaire à celle de la salle physique. Le coût moyen de la place, fixé par l’exploitant de la salle en accord avec le distributeur, est de cinq euros, auquel il faut ajouter un euro supplémentaire lors des séances-débats, afin de rémunérer l’intervenant. Le prix de la place inclut par ailleurs une contribution carbone d’un montant de dix centimes, qui sera reversée à une association. « Nous hésitons encore sur la cause que nous allons soutenir, mais en ces temps difficiles, nous penchons pour une aide aux producteurs locaux. »
À la conquête des publics, habituels et nouveaux
À l’origine, l’idée de la salle virtuelle se situait dans une continuation de la salle physique. Mais avec la pandémie, tout a été bouleversé : une quinzaine de sorties nationales ont déjà eu lieu en e-cinéma, parmi lesquelles le très beau documentaire Sankara n’est pas mort. « À défaut d’avoir des salles ouvertes, nous les rouvrons virtuellement, en tentant de cloner le marché. Il y a le même travail d’éditorialisation qui est mené. »
La Vingt-Cinquième Heure n’a que trois à quatre semaines d’existence. Comment se faire connaître rapidement du public et le faire adhérer au projet ? C’est un travail en deux temps. Tout d’abord, la presse spécialisée a permis de se faire connaître auprès des diffuseurs et des exploitants, et la presse nationale a favorisé « le maintien d’une couverture médiatique et des critiques du film Les Grands Voisins, qui fut le premier film projeté dans les salles virtuelles ».
Le second temps consiste dans le travail de chaque exploitant, en lien avec le tissu associatif de son territoire et la presse locale. Celle-ci se montre particulièrement favorable à la réouverture virtuelle, relayant généreusement l’initiative auprès de ses lecteurs. « Ce sont les journaux les plus prescripteurs pour les événements locaux et les rencontres. Certains cinémas modestes s’en sortent très bien, dans la mesure où ils sont étroitement liés au territoire, avec la population et différents partenaires. »
Après avoir sollicité différents médias bretons (télévision, radio, journaux papier ou en ligne…), le cinéma d’art et essai Arvor, à Rennes, a ainsi réuni deux cent soixante-neuf spectateurs pour une séance-rencontre autour du documentaire Les Grands Voisins, alors même que sa grande salle ne fait que deux cent cinquante places. Loin d’être un cas isolé, selon Pierre-Emmanuel Le Goff, plusieurs films auraient déjà franchi le seuil des trois cents entrées pour une seule salle.
« Il y a donc une vraie place pour la salle virtuelle », insiste Pierre-Emmanuel Le Goff, qui évoque le travail de six informaticiens à temps plein sur le projet, sans parler de l’équipe de La Vingt-Cinquième Heure, elle-même mobilisée.
Être reconnu billetterie CNC
Du côté du CNC, il n’y a aucune réaction à ce jour. « Nous recommandons à nos distributeurs de demander la dérogation. Au pire, nous serons reconnus comme de la VOD. Mais nous estimons quant à nous que, travaillant avec les salles de cinéma, partageant les recettes avec elles et ne pouvant faire autrement, nous devrions être reconnus comme de la billetterie CNC. »
La nuance est importante, car au lieu d’être à 20 % de TVA, ils passeraient à 5,5 %. Les 14,5 % de différence permettraient notamment de reverser la taxe spéciale additionnelle (TSA), qui porte sur le prix des billets d’entrées dans les salles de cinéma en France et qui est versée au profit du CNC, les droits SACEM, etc. « Nous retrouvons l’économie vertueuse et la solidarité du cinéma français au fondement même du CNC. »
Pierre-Emmanuel Le Goff explique avoir fait une première demande, « un peu trop tôt », reconnaît-il, dans la mesure où « le CNC s’est pris comme tout le monde un coup de massue sur la tête ». Une demande plus officielle pour être reconnu comme billetterie CNC est dorénavant à venir, maintenant que les salles virtuelles sont concrètement en place, que les séances ont lieu depuis plusieurs semaines, avec des milliers d’entrées…
Salle virtuelle et salle physique dans un proche avenir
Lorsqu’on lui demande s’il ne craint pas qu’une telle initiative signe la fin des cinémas lorsqu’aura lieu le retour à la normale, Pierre-Emmanuel Le Goff renverse immédiatement la question : « Nous allons vers la fin des cinémas s’il n’y a pas de réactions, dans les semaines qui viennent, de la part des exploitants de salles et des distributeurs. Nous sommes là pour arrêter une érosion vers les plates-formes de VOD. Si nous laissons partir les films directement en VOD, il ne restera en salles que les grands blockbusters. Or les films indépendants n’ont pas la moindre chance sur les plates-formes où la lutte n’a jamais été aussi féroce. Ils seront noyés dans la masse ! »
Si certains exploitants ne se relèveront probablement pas des conséquences économiques de la crise sanitaire, l’enjeu de La Vingt-Cinquième Heure est de contenir au maximum l’érosion, de maintenir un lien entre le public et les salles, et de générer une économie suffisante pour maintenir à flots les cinémas existants. « Cette économie peut être conséquente, si nous parvenons à recréer le marché, espère Pierre-Emmanuel Le Goff. C’est possible, car le coût fixe d’une salle de cinéma a baissé depuis la fermeture de ses portes. Il y a donc la possibilité de retrouver une marge conséquente. »
Lorsque les salles physiques rouvriront, les salles virtuelles retrouveront leur vocation d’offre complémentaire et non de substitution. « Ce dispositif ne sera alors accessible qu’aux cinémas qui programmeront le film dans leur salle physique. Il sera ainsi une prime aux salles vertueuses, conclut avec enthousiasme Pierre-Emmanuel Le Goff. Moi, je fais le pari que de nouveaux spectateurs – et notamment ceux de vingt-cinq à trente-cinq ans, qui vont de moins en moins au cinéma –, qui viennent assister à des séances virtuelles et qui rencontrent des réalisateurs, auront le goût, lors de la réouverture, de continuer l’expérience dans des salles physiques. »
Site internet : E-cinéma – La Vingt-Cinquième heure