Le nouveau film de Roy Andersson, primé à la Mostra de Venise, nous plonge, à travers un enchaînement de courtes saynètes, dans les affres d’une humanité condamnée à perpétuité.

Lors de mes flâneries quotidiennes, j’ai toujours eu ce goût – à l’instar de nombre de mes contemporains, je ne prétends pas ici à l’originalité – d’imaginer la vie de mes semblables, à travers de courtes fenêtres offertes sur leur existence. À la manière d’un photographe qui guetterait « l’instant décisif », concept désormais lié à Henri Cartier-Bresson, qui avait placé cette phrase du cardinal de Retz en épigraphe d’un de ses livres : « Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, et le chef-d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment. »

Ce qui s’offre à moi, ou plus exactement ce que je prends, n’est jamais ce qui m’est donné : il est une manière de caresser l’existant aussi bien que de s’en emparer violemment, puisque le revêtant d’un puissant prisme d’interprétations forgées par mon tempérament, mes désirs, mes blessures, mon intelligence, mes névroses ou ne serait-ce que mon état d’esprit du moment. Suis-je temporairement exténué qu’un enfant qui joue en criant m’exaspère, tandis qu’il m’apparaît comme l’incarnation de la vie pure un tout autre jour.

J’ai vu un film…

Il en est de même du critique devant une œuvre. A fortiori devant un film tel que Pour l’éternité, traduction du titre suédois Om det oändliga, littéralement : « À propos de l’infini » – le titre anglais a choisi une traduction plus stricte, About Endlessness, qui laisse toute l’ambiguïté au terme « infini », qui peut renvoyer à l’éternité aussi bien qu’à la perpétuité, selon qu’on y voit le ciel ou les enfers, l’élévation mystique ou le supplice de Tantale, le salut ou la damnation.

Roy Andersson nous offre à nouveau l’une de ses (rares) œuvres dont il a le secret : une galerie de saynètes filmées avec de larges plans fixes, comme des tableaux dans lesquels, soudain, surgirait – au ralenti – un humble événement du quotidien.

Nous regardons cette scène, pensant spontanément en saisir le sens, avant qu’une voix-off féminine (Jessica Louthander) ne retentisse régulièrement pour nous donner son interprétation, presque systématiquement autre que la nôtre. « J’ai vu un homme… », « J’ai vu une femme… », scande-t-elle comme une anaphore, orientant alors notre regard : cette femme regardant la ville du haut de son immeuble devient une responsable de communication sans honte, donc d’une froideur sans regret ; cet homme qui tient sa fille morte dans ses bras devient le gardien d’un prétendu honneur qu’il rejette presque aussitôt, mais trop tard ; cet homme solitaire qui semble border son lit devient un être se méfiant des institutions bancaires ; cette jeune fille qui arrose sa plante devient le fantasme d’un jeune garçon en attente de l’amour…

Autant de significations qui réduisent le champ des possibles et privent le spectateur d’une certaine liberté. Mais il n’existe pas d’interprétation unique ; toute herméneutique implique une irrésistible distance, qu’on ne peut enjamber sous peine de circonscrire l’humanité à la seule compréhension qui nous en est donnée. Ainsi de ces fragments de vie captés le long d’une rivière, dans un métro ou sur une aire d’autoroute, que l’on se plaît à développer, à amplifier, à exagérer ou à assourdir.

« Je ne sais pas ce que je veux »

La voix-off n’est cependant pas une traduction anodine, que l’on pourrait juxtaposer à d’autres – dont la nôtre. Elle nous surplombe en ce que, d’une part, elle est constitutive de l’œuvre, d’autre part, elle fait écho au propos même du réalisateur qui apparaît, précisément, lorsque cette voix féminine est absente. Celle-ci ne considère que la part sombre de l’humanité. Choisir de porter son regard sur l’homme désorienté plutôt que sur l’intimité d’un couple réuni autour d’une bonne bière ou encore sur cette femme esseulée sur le quai d’une gare plutôt que sur cette famille qui s’évanouit aussitôt réunie sont des parti-pris explicites.

Les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel des nids ; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où poser la tête. Cette parole de Jésus fait suite à la réflexion d’un scribe : Maître, je te suivrai partout où tu iras (Mt 8,19-20). Mais il n’est plus de lieu où aller, puisqu’il n’existe plus de Maître à suivre. Personne ne croit plus en rien, que ce soit ce prêtre alcoolique (Martin Serner) obligé de consulter un médecin ou encore cet homme (Jan Eje Ferling) dont la paisible existence est remise en cause par un vieux camarade de son enfance, Sverker Olsson, dont la réussite l’écœure jusqu’à la jalousie obsessionnelle. Ceux qui soignent – le prêtre, le psychiatre, le dentiste – développent une indifférence aux autres, voire sombrent dans l’alcool.

« Je ne sais pas ce que je veux », annone l’un, en larmes dans un bus, à la face de gens dont l’ennui n’a d’égal que la tristesse ; « Que vais-je devenir maintenant que j’ai perdu la foi ? », ressasse l’autre. La répétition, la psalmodie, la lamentation ne sont signe d’aucun recommencement, d’aucune recréation, mais d’un vide où expirent impitoyablement la moindre parole et toute possibilité de sens. Même la scène où une grand-mère prend en photographie son petit-fils est frappée d’abattement : elle tente de mettre de la vie artificiellement tandis que le père secoue mécaniquement son bébé, cherchant à l’activer comme on le ferait d’une machine ; et personne pour initier une interaction avec lui.

Vanitas vanitatum

Le réalisateur masculin et la voix féminine ne sont que les deux versants d’une même vision anémiante de l’être humain. Tous deux posent sur des situations anodines leur empreinte, qui consiste en un jugement très orienté, restrictif, qui signifient – par leur succession, donc leur nombre – l’enfermement dans lequel se trouve l’humanité, un enfermement qui ne date pas d’hier, comme en témoignent le long exode en Sibérie ou encore cette scène où nous voyons Hitler dans son bunker, tandis que Berlin est bombardé par les Russes : Roy Andersson réduit le dictateur au rang d’un pauvre type qui a simplement échoué. La tentative n’est pas nouvelle, Hannah Arendt et tant d’autres ayant montré la banalité d’un mal qui ne se réinvente guère de génération en génération. Cependant, dans le cas présent, la séquence est assez abstraite, ne disant rien du dessein singulier d’Hitler, sinon cet enseignement immémorial : Vanitas vanitatum et omnia vanitas.

L’éternité dont parle le titre français du film est une perpétuité. Voilà ce que nous dit ce recueil de saynètes si on le prend au sérieux, ce que sa sélection et son prix de la mise en scène à la Mostra de Venise nous contraindraient presque à faire.

Nous pouvons aussi le regarder comme un artificiel exercice de style, un recueil de poèmes visuels qui comprendrait quelques bons moments, sans que ni la cohérence de l’ensemble, ni le langage métaphorique ne nous soient donnés. Ça respire les idées intelligentes, ça projette de plus ou moins subtils raccords sonores, de vitreuses teintes brunes et grises, des « champs lexicaux » comme on le dirait d’une dissertation, etc., de sorte que nous passons notre film à faire une gymnastique pour essayer de saisir ces bribes de liens que veut bien nous jeter un réalisateur primé (et déprimé). Mais une fois qu’on a compris l’idée sous-jacente, il ne semble pas y avoir de véritable arrière-pays à explorer. Voilà pour qui ne prendrait pas ce film au sérieux. Mais que Dieu – que l’on y croit ou non –, évidemment, nous en préserve !

Pierre GELIN-MONASTIER

(avec Pauline Angot)

 



Roy Andersson, Pour l’éternité, Suède – Allemagne – Norvège, 2019, 76mn

Sortie : 4 août 2021
Genre : drame
Classification : tous publics

Avec : Martin Serner, Jessica Louthander, Jan Eje Ferling, Tatiana Delaunay, Anders Hellström, Thore Flygel, Bengt Bergius
Scénario : Roy Andersson
Photographie : Gergely Pálos

Production : Roy Andersson Filmproduktion AB
Coproduction : 4 ½ Fiksjon AS, Essential Films en association avec Parisienne de Production, Sveriges Television AB, Arte France Cinéma, ZDF/Arte, Film Capital Stockholm Fund
Ventes internationales : Coproduction Office
Distribution : KMBO

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