C’est bien beau, toutes ces petites chroniques sur le sens de la vie et la mise à nu de soi, mais cela ne change rien à la montagne de problèmes que la crise sanitaire provoque. La philosophie peut-elle être une aide face à notre angoisse ? Le pire, c’est que la réponse est… oui !
L’air de rien
Tout ça c’est bien beau, mais se mettre à nu, entrer au fond de soi, mettre un ordre intérieur entre ce qui a davantage de sens et ce qui en a moins – bref, tout ce que ces minuscules chroniques ont posé comme jalons intimes, ça n’a pas fait bouger d’un souci l’énorme quantité de problèmes devant nous. Le virus, les confinements, les inquiétudes sur une éventuelle troisième vague, tout cela fait un énorme fatberg d’incertitudes, d’inquiétudes et de remises en question dont on ne sait pas très bien où il commence et où il finit. Tant de dettes à rembourser pour des locations de salles… tant de tournages ralentis par les mesures de distanciation… tellement de public absent, si peu de commandes de spectacles, un horizon si noir d’espérances qu’il semble bouché. J’ai beau rentrer en moi-même, l’angoisse resurgit aussitôt devant la somme de toutes les peurs.
L’angoisse… Allez, on se fait plaisir comme ça en passant en se disant avec le Danois Kierkegaard que « plus profondément l’homme en éprouve, plus il a d’humaine grandeur, non pas certes au sens d’une angoisse des choses extérieures, de ce qui est hors de nous, mais comme une angoisse produite par nous-même ». Ça marque un point important : la pierre ou l’animal n’ont pas d’angoisse, l’abruti non plus d’ailleurs. On angoisse à proportion qu’on a une vie intérieure, laquelle veut un large champ d’action et se retrouve coincée et contrainte. On n’angoisse qu’à mesure qu’on veut agir, on ne se sent coincé que dans la mesure où l’on veut se bouger et faire avancer les choses. Ceux qu’on appelait les « musulmans » (V. Franckl), dans les camps de concentration nazis, étaient ces hommes qui avaient perdu toute peur et toute angoisse, parce qu’ils avaient perdu toute volonté : hommes-plantes avachis sur le sol, ils n’éprouvaient plus le rétrécissement des possibles parce qu’ils avaient perdu tous les rêves. Autant d’angoisse, autant d’espoirs.
Mais enfin bon, bref, comment dire… À part une médaille décernée pour profondeur d’âme quand j’angoisse devant la montagne de mes inquiétudes, la philosophie peut-elle énoncer un truc un peu utile concrètement ? Le pire, c’est que la réponse est oui. On la doit à Descartes dans son Discours de la méthode en… 1637 ! Ne pas mépriser svp car, l’air de rien, comme ça, en trois coups de cuiller à pot, je vais révéler les deux premières astuces sur lesquelles est fondée la raison moderne, celle des Lumières et celle qui peut éclairer nos angoisses.
Je vais un peu traduire en langage moderne.
Leçon numéro 1 : tu arrêtes ton cirque à imaginer le pire, tu te fondes seulement sur des faits certains et tout le reste, tu le mets dans ta proche.
Leçon numéro 2 : devant un gros problème pourri, tu commences par manger l’éléphant par petites bouchées (comme disent les Marines américains) et donc tu divises ton gros problème insurmontable en autant de petits problèmes que tu peux résoudre, au lieu de te lamenter.
Leçons numéros 3 et 4 : vous n’avez qu’à aller lire le texte vous-mêmes, l’heure avance.
En gros, donc, si on a bien entendu la méthode du grand Descartes, la solution n’est pas dans la lamentation, maman j’ai peur, mais bien dans l’action. Devant la montagne de peurs et de problèmes qui se présentent à moi, hop là, je sabre et je découpe en lamelles, je cisaille et je te fais des beefsteaks et des basses-côtes de ce gros bœuf de soucis. On va décomposer tout ça objectivement, s’attaquer à résoudre point par point chacun des problèmes qui se posent, évacuer les fantômes imaginaires, se colleter un peu sérieusement aux véritables obstacles et te-me-les réduire en petits cailloux. Si la montagne est trop lourde à porter, fais-en en des sacs de terre que tu portes un à un.
C’est ainsi que la science et la technologie modernes sont nées. C’est ainsi que nous sommes des enfants de la raison et de l’action. C’est ainsi que nous vainquons l’angoisse : par une action méthodique et rationnelle, en commençant par ce qui est à portée et en terminant par ce qui demande plus de temps. L’angoisse doit être un moteur d’initiative – pas de sidération. Age quod agis ! et maintenant fais ce que tu as à faire, la solution est dans l’action.
Lire les chroniques précédentes d’Emmanuel Tourpe :
– La chambre secrète de la pyramide de Maslow – et autres mécaniques cachées de l’âme humaine
– Tout le monde à poil ! Un règlement d’ordre intérieur
– Il est où le bonheur, il est où ?
– À qui perd gagne – 2020, meilleure année de l’histoire
Emmanuel Tourpe, 50 ans et père de 4 enfants, est le directeur de la programmation TV / numérique de la chaîne culturelle Arte. Il a occupé les mêmes fonctions, ainsi que celles de responsable des Études, à la RTBF pendant presque 20 ans. Docteur habilité en philosophie, il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages et d’articles scientifiques. Il est également un conférencier international. Il exerce également des fonctions de conseil en communication, management et stratégie. Il tient une chronique bimensuelle dans Profession Audio|Visuel depuis octobre 2020.
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Je pourrais dire » sans commentaire » car il n’y a rien à ajouter…. même le « cogito ergo sum » de René nous laisse entendre cette primauté du penser comme préalable à l’être. Difficile d’y échapper quand Freud et la psychanalyse nous laissent entendre qu’il faut comprendre l’origine d’un problème existentiel pour le résoudre. Hélas bien souvent comprendre ne suffit pas pour être heureux tout comme l’amour n’y suffit pas non plus. Alors Je cède la parole à Jean Giono : « Si tu n’arrives pas à penser, marche ; si tu penses trop, marche ; si tu penses mal, marche encore. »