Les cinémas indépendants subissent de plein fouet la crise sanitaire : confinement, fermeture, jauge, masques… C’est tout le métier qui est aujourd’hui bouleversé. Comment être programmateur à l’ère COVID ? Éléments de réponse avec Samuel Merle, directeur de Multiciné et programmateur du 5 Caumartin, du Lincoln et du 7 Parnassiens.

Appartenant à la quatrième génération d’une famille d’exploitants de salles, Samuel Merle naît dans le cinéma, « au sens physique du terme ». Son arrière-grand-père, Boris Gourevitch, fonde Multiciné et ouvre son premier cinéma à la fin des années 1930 : le Cinévog, devenu aujourd’hui le 5 Caumartin, à proximité de la gare Saint-Lazare.

Naissance du multiplexe parisien

Lors d’un séjour aux États-Unis, Boris Gourevitch découvre le multiplexe, modèle qu’il décide d’importer en France, d’autant plus que la production cinématographique est en pleine expansion au lendemain de la Seconde Guerre mondiale – il est notamment l’un des exploitants ayant permis la découverte dans l’Hexagone du cinéma italien. Mais comment construire de nouvelles salles dans une ville à l’urbanisme alors figé ? L’aïeul de Samuel Merle a l’idée de creuser, « au sens propre du terme, au point qu’on le surnommait la Taupe » : le Lincoln, de nombreux cinémas du Quartier latin… Beaucoup de lieux avec salles en sous-sol sont, encore aujourd’hui, son œuvre.

Le porno étant par ailleurs en plein essor, Boris Gourevitch consacre le Cinévog au genre X, tandis que ses autres lieux défendent le cinéma art et essai, notamment le Lincoln, tout près des Champs-Élysées, créé en 1969, et le 7 Parnassiens, complexe de cinq – puis sept – salles ouvert en 1978. À sa mort, deux ans plus tard, « ma grand-mère a repris et pérennisé l’entreprise, raconte Samuel Merle, avant de laisser la main à mon père, qui s’est entièrement spécialisé dans l’art et essai, arrêtant tout le reste. »

Sous l’impulsion du programmateur Xavier Blom, à la toute fin des années 1990, le 5 Caumartin devient un cinéma art et essai spécialisé dans les films français, tandis que le 7 Parnassiens assurent le rôle de paquebot du cinéma indépendant, avec notamment la projection de films russes, japonais… « À l’époque, avec sept salles, le 7 Parnassiens était le plus grand cinéma art et essai de France, se souvient Samuel Merle. Nous étions alors tout seuls sur des films assez porteurs, les grands circuits ne se préoccupant pas de ce genre de cinéma. »

C’est alors que Samuel Merle rejoint l’aventure Multiciné. Né en 1984, il commence par une carrière de projectionniste et de responsable de salle chez Gaumont, pendant six ans (2006-2012), avant de rejoindre l’entreprise familiale au poste de directeur du Lincoln, puis de programmateur des salles Multiciné à partir de 2018. Son frère Louis, jusque-là dans l’immobilier, le rejoint un an plus tard pour prendre en charge la direction économique et financière, leur père prenant sa retraite en 2020.

Programmateur : un métier bouleversé par la pandémie

« Le métier de programmateur change semaine par semaine, explique-t-il. 2019 fut une belle année pour les cinémas, mais la pandémie est arrivée et a tout bouleversé. Les gens ont changé leurs habitudes. On pensait que les anciens seraient les premiers à revenir, or ils manquent toujours à l’appel. Ce sont les plus jeunes, à partir de dix-huit ans, qui sont aujourd’hui dans nos salles. »

Conséquence directe : les films de seniors fonctionnent beaucoup moins bien. Quand on lui demande ce qu’est un film pour seniors, Samuel Merle évoque des œuvres faites par des réalisateurs déjà établis depuis longtemps : Nanni Moretti, Clint Eastwood… Il cite néanmoins l’une ou l’autre exception, tel Jacques Audiard qui parvient encore à attirer la jeune génération.

De nouveaux rapports de force

En raison des reports de sortie, du fait du confinement et de la fermeture des salles, les exploitants font aujourd’hui face à un engorgement qui ne devrait pas se résorber avant au mieux un an, selon Samuel Merle. La pandémie a ainsi renversé les rapports de force. Avant, les gros distributeurs avaient la capacité d’obliger les exploitants à prendre leurs films pour cinq semaines, sous peine de leur retirer tout le catalogue.

« Aujourd’hui, c’est le contraire, constate le directeur de Multiciné. Que ce soit Walt Disney et Universal ou de petits distributeurs comme Shellac et Nour Films, je ne peux prendre les films que deux semaines. Nous avons tellement de films que tout le monde est logé à la même enseigne. Cela peut paraître une bonne chose, mais le problème est que ça crée des tensions à tous les niveaux de la chaîne, que les œuvres n’ont plus le temps de vivre… »

Quand on lui demande pourquoi il ne fait pas le choix de programmer un film fragile pendant un ou deux mois, ne serait-ce qu’une séance par jour, le temps que le bouche à oreille puisse se faire, Samuel Merle répond qu’avec quinze à vingt films qui sortent chaque semaine, l’opération est impossible pour des salles nationales.

« Cela ne veut pas dire que je ne fais pas de choix : j’ai par exemple privilégié Olga à Memoria, ce qui m’a valu une médiation de la part du distributeur mécontent ; j’ai décidé de garder pleinement La Fracture quand il s’est fait éjecter de partout en moins de deux semaines… Il arrive parfois que les distributeurs ne comprennent pas pourquoi je choisis tel film plutôt que tel autre, alors que les rentrées ne sont pas bonnes. »

Une liberté conditionnée

Un programmateur de cinéma indépendant n’est-il plus maître chez soi ? Pour Samuel Merle, cela viendrait du fait que le cinéma est un milieu régulé par les statistiques, les performances, le taux de fréquentation. « Nous sommes dans un métier extrêmement transparent, avec des chiffres qui tombent chaque semaine, insiste-t-il. Tout est extrêmement surveillé. Et si un distributeur a un film important qui sort plus tard et que tu veux absolument, tu te retrouves à devoir programmer d’autres œuvres en amont, que tu ne souhaitais pas forcément. »

L’engorgement des films à paraître crée par ailleurs des situations cocasses. « Il m’arrive parfois qu’un gros distributeur m’appelle le lundi à 13 heures pour me dire qu’il n’a pas de salle pour un film grand public, s’étonne Samuel Merle. Ce n’est évidemment pas mon créneau ! C’est le monde à l’envers ; ça prouve que le secteur entier est ébranlé par la situation actuelle. » Il arrive aussi que l’exploitant soit le seul à programmer un film dans un quartier – une situation royale qui permet souvent au cinéma de voir une œuvre vivre plus paisiblement dans ses murs.

Une situation encore incertaine… pour longtemps ?

Si les relations entre distributeurs et exploitants ont été altérées par la crise sanitaire et les restrictions politiques, les uns comme les autres sont néanmoins victimes de la chute de fréquentation – essentiellement des seniors, donc – depuis la réouverture des salles.

« Par rapport à 2019, nous sommes à -17 % au Lincoln, -20 % au 5 Caumartin et -30% au 7 Parnassiens », constate Samuel Merle, qui précise que la moindre perte du Lincoln est surtout due à la fermeture de l’UGC George-V sur les Champs-Élysées, en juin 2020, ainsi qu’à la performance de Christo enveloppant l’Arc de Triomphe, qui a attiré des centaines de milliers de personnes.

Ces pertes, que tous les cinémas subissent, ont des répercussions plus dramatiques sur les cinémas indépendants qui n’ont souvent pas, faute de place pour un grand étal, les boissons XXL et le pop-corn pour compenser. « Le plus difficile est que nous ne savons toujours pas où nous allons. Nous naviguons à vue. Même les films réputés sûrs ne suscitent pas le nombre d’entrées espéré. »

Perspectives

Mais ça n’empêche pas Louis et Samuel Merle de se projeter et de viser plus grand. Outre la restauration complète – pour près d’un million d’euros – du 7 Parnassiens, qui accueille également une salle d’exposition, une bibliothèque partagée et un jardin, une chargée de développement et d’événements a été recrutée. « Nous essayons de faire de nos cinémas des espaces de rencontre, des lieux de vie et de solidarité, développe-t-il. Notre vision, c’est un film = un événement, avec la rencontre de réalisateurs, d’acteurs, d’experts… »

Une personne en charge des jeunes publics devrait également intégrer l’équipe prochainement. « Le jeune public est un secteur inintéressant financièrement, du fait de tarifs extrêmement bas et de marges presque nulles, mais essentiel pour l’avenir : ils sont les spectateurs de demain. C’est donc un travail sur le long terme. »

La rénovation du 5 Caumartin devrait être, à son tour, enclenchée prochainement. Mais les frères Merle visent un développement tout autre, avec la reprise ou l’ouverture de nouvelles salles, à Paris ou en région. « Mon frère et moi sommes actuellement en pleine recherche et ouverts à toute opportunité qui se présenterait », conclut Samuel Merle.

Pierre GELIN-MONASTIER

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Crédits photographiques : Pierre Gelin-Monastier