CRITIQUE – Entre poème épique et voyage initiatique, le très beau documentaire de Lucie Viver nous entraîne dans la réalité foisonnante d’un pays, le Burkina Faso, en quête d’un héritage lumineux, celui de Thomas Sankara, obscurci par des années de régime autoritaire et par différents coups d’État. Il est sorti en e-cinéma ce 29 avril.
Synopsis – Au Burkina Faso, après l’insurrection populaire d’octobre 2014, Bikontine, un jeune poète, décide de partir à la rencontre de ses concitoyens le long de l’unique voie ferrée du pays. Du Sud au Nord, de villes en villages, d’espoirs en désillusions, il met à l’épreuve son rôle de poète face aux réalités d’une société en pleine transformation et révèle en chemin l’héritage politique toujours vivace d’un ancien président : Thomas Sankara.
Le documentaire s’ouvre sur le soulèvement populaire de 2014, qui mit fin au régime de Blaise Compaoré, « président » du Burkina Faso depuis l’assassinat de Thomas Sankara, le 15 octobre 1987, et provoqua une immense vague d’espoir dans le peuple burkinabè. Les manifestants évoquent d’entrée de film la mémoire de Sankara, comme source d’inspiration de leur révolte.
Voyage à travers le pays de Sankara
L’enthousiasme retombé, vient l’élection de Roch Marc Christian Kaboré, actuel président du pays. Un jeune poète, Bikontine, s’interroge non seulement sur le sens de sa création artistique, mais également sur les racines communes d’un peuple qui, dans son appellation même, « Burkina Faso » et « burkinabè », intègre trois langues différentes (le moroé, le dioula et le peul). Quelle est la spécificité de son pays, la « patrie des hommes intègres », ainsi que l’a rebaptisé Thomas Sankara en 1984 après des années de colonialisme en Haute-Volta ?
« Je voyage à travers le pays de Thomas Sankara », dit le poète Bikontine, qui nous entraîne de Beregadougou, près de Banfora, à Kaya, en passant par Bobo-Dioulasso, Bagassi, Pompoï, Zamo ou encore Ouagadougou, traçant une ligne diagonale du sud-ouest au nord-est, au rythme de la voie ferrée. Chaque étape est rythmée par des rencontres, par la résurgence de fragments épiques liés à la mémoire du président assassiné, par des poèmes de Bikontine lui-même, par des paysages de plus en plus décharnés, par la musique de Rodolphe Burger, enfin, qui accompagne d’accords électriques l’errance d’un homme en quête d’identité – à l’image de tout un pays.
Chaque rencontre, chaque dialogue est une merveille de simplicité et de profondeur. Ils naissent de l’intimité que suscitent le poète et la réalisatrice, seule à assumer la prise de son et l’image. Nous marchons, voyageons à la suite de cet homme que les désillusions successives ont conduit à rêver d’un ailleurs, par-delà les frontières. En sillonnant les massifs de roches gréseuses, plutôt clairs et constellés d’arbres verts, ou l’interminable plaine de couleur ocre, Bikontine part en quête de racines, qui sont à la fois légendes – celle du drapeau : vert de l’agriculture, rouge du sang des pères morts pour l’indépendance, jaune de lumière et d’espoir – et récits, donc matière à poèmes.
Mon cœur, le cœur du lion blessé
Mon frère est mort en octobre
Mon frère est mort en septembre
Le tambour bat à nouveau
J’entends l’hymne de l’homme intègre fredonné
Et je m’incline sous mon drapeau
Rouge, pourpre étalé dans la lutte
Vert, revigorant les labours d’ici
Jaune, jaune mon cœur
Mon amour est l’étoile qui brillera toujours
Je suis le lion rétabli
Un espoir nouveau
La responsabilité du poète
Les interrogations du poète évoluent au fil des villes et villages traversés. « L’illusion d’une vie meilleure », qui ouvre sa pérégrination, traverse le sens des mots, la crainte intérieure d’y croire encore, jusqu’à comprendre que le monde – son pays – est un dans sa diversité, et que c’est donc soi-même qu’il faut changer en profondeur, pour que jaillisse des « bouts de peinture étoilés ». Il y a cette scène magnifique au cours de laquelle il joue au babyfoot avec un homme apparemment sans instruction, qui se met à réciter, du fond des âges, les vers que le poète guinéen d’expression française Camara Laye dédie à sa mère :
Femme noire, femme africaine,
ô toi ma mère je pense à toi…
Il y a aussi ce dialogue avec un médecin installé dans la petite commune rurale de Bagassi, peuplée de moins de trois mille habitants, à qui Bikontine demande : « Est-ce qu’un poète peut apporter quelque chose à la société ? » Et cet homme instruit, qui a fait le choix de la médecine contre toute fatalité, de répondre : « Le poète a sa responsabilité dans le développement de la société. » Il y a encore ce révolté immémorial, qui voit dans le système post-Sankara un seul et même « faux départ » dont les Burkinabè ne parviennent pas à se défaire. Il y a par ailleurs ces femmes, porteuses du flambeau, en l’honneur desquelles on érige des statues, qui symbolisent l’espoir. Il y a enfin l’enfant, dont on veut croire qu’il prolongera idéalement le rêve d’intégrité mais qui, dès lors qu’il s’incarne physiquement, se révèle incapable de surmonter sa peur pour tenter l’inconnu.
On songe aux vers d’un autre poète, Benjamin Guérin, dont les récents Chants du voyageur (Corlevour, 2019) concentrent pareillement les aventures, les paysages, les visages et les langues de contrées lointaines :
Étranger aux cités en ruines
j’ai cherché les mots et les langues
qui se sont déliées, qui se sont déchaînées
dans l’incompréhensible table
des multiplicités
« Psalmodier la douleur des âges »
C’est un pays tout en contrastes que nous révèlent Lucie Viver et Bikontine, sans calculs ni effets. On songe au documentaire Mitra, dont nous avons loué la puissante originalité : la virtuosité du réalisateur Jorge León était le fruit d’une anticipation, d’une maîtrise remarquable. Dans Sankara n’est pas mort, la réalisatrice obéit à une logique inverse ; elle s’abandonne aux réalités poétiques qui s’offrent inopinément à elle. Si elle a certainement dû faire de douloureux choix lors du travail de montage, avec Nicolas Milteau, c’est pour nous en offrir les plus beaux épisodes, lorsque l’esprit de Sankara affleure la pensée, le souvenir, l’émotion des personnes rencontrées. Il y a l’écho de faits politiques, comme la venue d’Emmanuel Macron au Burkina Faso en novembre 2017, mais c’est pour mieux révéler l’âme du peuple burkinabè qui, loin de tout misérabilisme, exprime encore le vœu que formulait l’ancien président assassiné en son temps : l’autonomie seule, contre la dette, contre l’importation, contre l’asservissement économique et financier.
Dans un vers magnifique, Bikontine dit vouloir « psalmodier la douleur des âges », exprimer la souffrance d’une multitude, en même temps que son espérance la plus insondable, la plus grave, la plus concrète également, car pour le peuple burkinabè, cette espérance a un regard, une posture, une voix, un timbre, un nom : Thomas Sankara.
Le poète ne recherche pas un bien-être à soi, comme l’Occidental replet, mais un être-pour-le-peuple. Il veut être le lieu de la mémoire quand les livres de Sankara sont interdits, le lieu de la célébration quand les dalles de pierre recouvrent le cimetière (présumé) à l’abandon, la voix de l’indéfectible attente, transmise de générations en générations, le rempart de la parole contre la misère, contre la violence, contre l’oubli, contre la lassitude, la tristesse et l’écœurement.
Fleuve Nakambé
Oublie-moi.
Oublie-moi et ne m’engloutis pas
Au fond de ton lit assoiffé
La route glisse sous mes pieds
Course sur mon visage de vagues terrifiantes
Entraîné par les flots, je chavire sur un mirage
Le regard tendu vers la côte lointaine
Cette tempête nous avale sans fin
Et les victimes sont innombrables
L’invitation au voyage
Quel beau documentaire que ce Sankara n’est pas mort, comme une invitation au voyage, à découvrir « les soleils mouillés de ces ciels brouillés » (Baudelaire) ! Car avec Montaigne, nous savons depuis longtemps qu’« il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde ». Nous aurions aimé explorer ce monde un peu plus loin, avec Dikontine, alors que nous voyons ce dernier parvenu au terme des rails et s’engager vers l’inconnu, maintenant sûr de ses racines, comme un véritable pèlerin dont la quête n’importe finalement jamais autant que le chemin lui-même.
Benjamin Guérin écrit comme en écho :
J’ai voulu habiter le voyage
pour découvrir le monde
mais aucun inconnu
n’aborde l’exporté.
L’ailleurs est parti
à la dérive.
avec Pauline Angot et Marie-Claude Gelin
Lucie Viver, Sankara n’est pas mort, France, 2019, 109mn
Genre : documentaire
Sortie e-cinéma : 28 avril 2020
Scénario : Lucie Viver
Avec : Bikontine
Musique : Rodolphe Burger
Image et son : Lucie Viver
Montage : Nicolas Milteau
Montage son et mixage : Dominique Vieillard
Étalonnage : Dominique Vieillard
Productions : Les films du bilboquet (Eugénie Michel-Villette)
Diffusion : Météore films
Voir le film en e-cinema : La Vingt-Cinquième Heure
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