Artisan de l’ombre, l’étalonneur est à l’image ce que le coloriste est au vêtement ou à la bande dessinée : il reçoit une matière première, à laquelle il ajoute une esthétique singulière qui renforce l’intention du réalisateur et la vision du chef opérateur. Rencontre avec Serge Antony, un étalonneur passionné et sensible aux films d’auteurs.

La photographie d’un film naît d’abord de l’intention d’un réalisateur et de la vision d’un chef opérateur ; les deux réunies font l’image singulière et conforme à l’expression du film. Mais si l’étalonneur n’était pas là, il y manquerait sans doute quelque chose… Serge Antony nous confirme ainsi à quel point un bon étalonneur est un véritable atout pour l’esthétique d’une œuvre et son histoire, à condition qu’il sache respecter le film en lui-même. Son point d’honneur se situe là : « Je ne recompose pas l’image d’une personne, je vais dans son sens. »

De l’argentique au numérique

Dans le métier depuis vingt ans, Serge Antony a déjà acquis le statut de doyen dans le métier. Très réputé dans son domaine, il a travaillé avec de grands chefs opérateurs comme Jérôme Alméras et Jeanne Lapoirie et des réalisateurs tels qu’Emmanuel Mouret ou Arnaud des Pallières. Après un bac scientifique et un DEUG “art communication et langage” à Nice Sophia Antipolis, Serge Antony travaille durant cinq ans au prestigieux Laboratoire Eclair en tant qu’étalonneur argentique. Et, passée la transition avec l’étalonnage numérique, il exerce désormais cette spécialité en freelance. Il peut ainsi témoigner de l’évolution du métier et décrire son acception actuelle.

« Avant, les chefs opérateur choisissaient le studio dans lequel ils voulaient travailler, car cela avait un vrai impact sur leur image, se souvient-il. Maintenant, il existe de nombreux laboratoires d’étalonnage, puisqu’il suffit d’investir entre 200 et 300 000 euros pour avoir une salle d’étalonnage de grande qualité. » Ce constat de Serge Antony souligne à quel point la technique a évolué dans le domaine du cinéma : outre son coût, devenu moindre, il note une production exponentielle de supports audiovisuels.

Ces évolutions ont des incidences évidentes sur les contrats. « Aujourd’hui, les directeurs de la photo travaillent plutôt sur devis, en fonction du plus abordable et du moins coûteux, explique-t-il. Les étalonneurs sont employés par une société de production, mais sont de plus en plus free-lance. » Ainsi le passage de la bobine au numérique a-t-il révolutionné le secteur autant que le statut professionnel des étalonneurs.

L’importance de l’étalonneur à l’ère du numérique

Quelle est la valeur ajoutée d’un étalonneur pour un chef opérateur, surtout à l’heure où le matériel est de plus en plus performant ?

La technique pure ainsi que son efficacité ne remplaceront jamais l’œil et le cerveau humain. Mais si l’offre technique se diversifie, la tentation pour l’homme peut être de ne pas l’explorer, ou de mal l’explorer et, enfin, de rester dans le connu. Mais c’est aussi parce que le numérique n’a pas la même qualité que l’argentique que la maîtrise de la technique entre en jeu. « On s’imagine que l’étalonnage numérique uniformise l’image, alors qu’il est possible de mettre en place des tas de “work-flow”, assure Serge Antony. Jamais je ne vois la même image tournée avec une caméra Alexa (caméra la plus utilisée actuellement). Chaque chef opérateur a son style. Notre travail est justement de préserver cette singularité. Et ce n’est pas, selon moi, la technique qui uniformise l’image, mais la culture. »

La grande responsabilité de l’étalonneur porte sans doute sur la manière de traiter l’image du réalisateur, celle qu’il mettra ensuite en corrélation avec le travail du directeur de la photographie. « En général, le chef opérateur a une demi-journée pour faire des essais image pour un film – ce qui est assez peu. Nous, nous sommes là pour le rassurer, être avec lui et lui permettre d’obtenir ce qu’il souhaite. Ses assistants vont avoir tendance à le noyer dans la technique, alors que notre rôle est justement de le dégager de la technique pour qu’il soit davantage dans sa vision et lui faire des propositions esthétiques plutôt que techniques. »

Le temps, l’étalonnage et l’image

Comme l’étalonneur est un expert technique de l’image, son rôle est d’autant plus précieux que la technique se complexifie en même temps que le temps se réduit pour obtenir des résultats. Ainsi, de la préparation à la finalisation du film, tout l’art de l’étalonneur consiste à opter pour le meilleur choix parmi les possibilités qu’offre le numérique, selon le temps imparti.

« Avant, on ne pouvait pas faire de tirage bobine de plus de 600 mètres, ce qui correspond à vingt minutes. Cette manière de calculer est restée. En général, il y a 250 plans par bobine de vingt minutes. » Aujourd’hui, il faut environ deux semaines, selon Serge Antony, pour étalonner un film. « Selon le temps qu’on a, ce n’est pas tout à fait le même travail, précise-t-il. Mais cela ne veut pas dire qu’il est moins bon si le temps est plus court. »

Preuve à l’appui, il livre deux expériences très différentes. « J’ai travaillé sur un film de Stéphane Brizé, qui comportait 150 plans ; j’avais donc l’équivalent de moins d’une bobine. Comme la production avait de l’argent, j’ai pu travailler dessus pendant trois semaines. Sur un film de Michele Placido (réalisateur de Romanzo Criminale), il y avait 350 plans par bobine et on avait deux semaines. Les plans allaient tellement vite qu’on s’intéressait davantage au contraste et à la couleur. Dans ces cas-là, nous sommes moins dans les détails de l’image. »

La place de la liberté artistique

C’est aussi l’une des raisons de son statut free-lance : avoir le temps et surtout choisir les films sur lesquels travailler – pour la plupart, des longs-métrages et des films d’auteur « où on a encore cette liberté de faire des essais ». Son travail en amont « se situe plutôt au niveau des essais caméra », où il est davantage partie prenante de l’orientation esthétique. « Plus on y passe de temps, plus on essaye de trouver ce que va être le film. Cela permet de créer un “look”. »

Au moment du tournage, le réalisateur a alors la possibilité de voir apparaître sur l’écran la direction artistique choisie lors des essais. Ce qui participe d’un meilleur ajustement visuel. « Ses choix, plutôt portés sur sa manière de diriger la lumière plutôt que sur le diaphragme de l’objectif, s’imposent par rapport à la ligne artistique choisie et dont j’ai participé à la mise en place. »

En revanche, Serge Antony veut être clair, un étalonneur ne se substitue pas à l’œil du chef opérateur ni ne l’entrave. « J’ai une sensibilité artistique mais ne suis pas un artiste, insiste-t-il, c’est-à-dire que je ne recompose pas l’image d’une personne, je vais dans son sens. » Tout cela en améliorant son intention, cela va sans dire.

Louise ALMÉRAS

 

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Photographie de Une – Serge Antony (DR)