Vertige de la Chute raconte la descente aux enfers du Brésil. Ce film a conduit deux Français, le réalisateur et sa productrice, jusqu’au zénith. Une chute, une ascension et deux rencontres.
C’est l’histoire d’une chute. Celle d’un pays, le Brésil, qui a tout pour gagner et qui s’écrase en plein vol. « On voyait les inégalités et la violence sociale prendre de l’ampleur, raconte Stéphanie Lebrun, une productrice française basée à Rio de Janeiro. Le décalage entre ce qui se passait et le regard que les Français portaient sur le pays du Carnaval était énorme. La crise touchait les classes moyennes : ne plus payer son loyer était quelque chose qu’elles n’avaient jamais envisagé. »
Le bureau brésilien de Babel Doc, sa société, entend alors parler de la crise du Theatro Municipal, une réplique du Palais Garnier avec son corps de ballet, son orchestre philharmonique et ses cinq cents employés. « L’État de Rio était en faillite : ses fonctionnaires et artistes n’étaient plus payés depuis trois mois. Ils manifestaient et ils dansaient sur les marches du théâtre pour alerter la population. » Le réalisateur Vincent Rimbaux, qui filme des policiers et des squatters depuis trois mois, comprend avec sa productrice qu’ils tiennent enfin, avec la crise du Municipal, une métaphore du Brésil.
Felipe, le danseur étoile de l’Opéra, est l’un des personnages clefs de cette allégorie en cinq actes. En cours de tournage, il devient chauffeur de Uber… Dans son véhicule, on traverse le Centro et la Cinelândia, cette place historique de Rio où siège le conseil municipal, là où travaillait Marielle Franco, conseillère municipale noire et lesbienne assassinée pendant le tournage. Marcia, partenaire de ballet de Felipe, choisit l’exil tandis que Joao, le plus vieil ouvreur du Theatro va mourir. La vie, telle qu’elle est, dans le chaos. L’océan Atlantique, qui s’explose sur les rochers de Vidigal, annonce avec fracas un avenir menaçant ; ses larmes sont d’un profond noir et blanc.
Vincent Rimbaux vient d’atterrir à Rio en provenance du Nordeste. Depuis l’aéroport, on discute de Vertige de la Chute co-réalisé avec Patrizia Landi, une productrice brésilienne. « Elle a beaucoup apporté sur la forme. » Il habite Rio depuis dix ans, est salarié de Babel Doc depuis quatre. « Je n’ai jamais rêvé ce film autrement qu’en noir et blanc. Je voulais sortir des images tropicales. En principe, on tourne en couleurs avant de passer en noir et blanc. Mais je me suis interdit de le faire. Je sentais que je devais cadrer tout de suite en noir et blanc, pour être déjà dans cette écriture. J’ai réglé ma caméra jusqu’à obtenir le contraste nécessaire. Ma productrice m’a dit : il faut que ce soit un film de photographe. À l’origine, je viens de l’image. Je suis cadreur. »
C’est l’histoire d’une ascension. Celle d’un cadreur de reportage qui n’a jamais réalisé de long-métrage et d’une productrice de reportages dont c’est le premier documentaire de création. « L’histoire d’un film à petit budget qui démarre sur l’envie de raconter la chute du Brésil après des années d’espoir et de croissance », rit Stéphanie Lebrun. Vincent Rimbaux se souvient : « Il y a eu beaucoup d’interruptions et de doutes sur ce film. Je me suis demandé si j’irais jusqu’au bout. Cinq directions de l’Opéra se sont succédé, si bien qu’il fallait renégocier les autorisations. Or je voulais absolument tourner sur la durée, filmer cette évolution. Mais on perdait à chaque fois ce qu’on avait gagné. »
C’est pourtant ce film « à petit budget » plein « d’interruptions et de doutes » qui a gagné récemment les 48e International Emmy Awards, catégorie “art et spectacle”. Les Emmy Awards sont l’équivalent des Oscar du cinéma pour la télévision et les International Emmy, leur version « étrangère ». Les Français y brillent généralement par leur absence. « Ce n’est pas un Festival auquel on pense. » En 2015, Cinq caméras brisées, devenu culte, avait pourtant gagné dans la catégorie “documentaire”…
Les Brésiliens, eux, y sont abonnés. Avides de débouchés avec la crise qui ravage leur culture, ils étaient nominés dans dix des quinze catégories des International Emmy Awards. Aussi on imagine la fierté de Babel Doc d’avoir gagné alors que son film était en compétition avec le chorégraphe Akram Khan qui présente Why Do We Dance, une ambitieuse série britannique sur la danse ou encore le musicien brésilien Gilberto Gil, filmé par son fils Bem Gil qui était soutenu par la plus grosse société de production de Rio de Janeiro.

Joao (@ Ressaca/Vertige de la Chute – Babel Doc)
Mais cette victoire d’une société de production atypique et d’un réalisateur sensible est aussi celle d’une case documentaire unique de France Télévisions, “25 Nuances de Doc”, qui donne à partir de minuit, sur France 2, une carte blanche aux premiers films. « Ils étaient enthousiastes et on a pu filmer comme on voulait… un luxe !, raconte Stéphanie Lebrun. Le luxe, c’est également d’avoir pu financer, comme Babel l’a fait, des mois de tournage en amont, sans savoir si on allait trouver un diffuseur (une télévision) et des financements. Et ce luxe, on le doit d’abord au fait d’avoir une équipe sur place. Jamais on n’aurait pu faire ce film à partir de la France. »
Le personnage de Joao, un ouvreur de quatre-vingts ans criblé de dettes qui avoue « le Teatro est ma maison », Mère-Courage au masculin qui élève ses trois petits-enfants dans l’angoisse qu’ils se fassent un jour assassiner, Vincent Rimbaux l’a longtemps cherché. « Il ne comprenait pas pourquoi on s’intéressait à lui. Le lendemain, il nous a même offert une plante verte alors qu’il est très pauvre. C’est la première fois de ma vie qu’un interlocuteur meurt pendant le tournage. On a tous été bouleversés. » Hommage à l’art et aux résistances, Vertige de la Chute immortalise dans la foulée un anonyme.
Mais le prestigieux Emmy nord-américain signe aussi la reconnaissance d’un travail sur la longueur et le consentement constamment négocié des protagonistes. « La chute accidentelle de Marcia, je n’en voulais pas au montage, reconnaît Vincent Rimbaux. J’avais des scrupules par rapport à sa carrière. Mais la productrice y tenait. Nous en avons discuté avec la danseuse en expliquant la dimension symbolique de sa chute par rapport au Brésil et comment ça allait servir le film. Elle a finalement accepté avec générosité : “Eh bien… puisque c’est dans un intérêt supérieur !”. »
Crédits photographiques : Ressaca/Vertige de la Chute – Babel Doc