L’image ne nous donne rien si elle n’est visitée par l’art de la justesse. Voici, sans doute, la leçon ultime de Yov Moor. Étalonneur rompu à la technique, initié à l’art de la photographie dès son enfance, il a déjà une impressionnante filmographie à son actif, allant de l’Europe à l’Asie. Il a participé à Seules les bêtes de Dominik Moll, M de Yolande Zauberman, César 2019 du meilleur documentaire, ou encore Valérian et la Cité des mille planètes de Luc Besson. Avec lui, l’étalonnage apparaît comme un art de la finition d’un film, de sa compréhension réelle, car sa sensibilité n’est jamais loin de sa maîtrise technique.
Dans la chaîne de l’image lors de la mise en place d’un film, l’étalonneur intervient en soutien au réalisateur, en plus du chef opérateur. Il est considéré comme un expert de la technique, mais aussi de la dramaturgie, en lien avec le visuel, jusqu’à ses plus petits détails.
« Il arrive que certains réalisateurs soient plus ou moins précis sur leurs envies d’image, le chef opérateur est donc là pour traduire en image ce que le réalisateur essaye d’atteindre dans son ressenti, explique Yov Moor. Ce sont comme des starters à gravir au niveau de l’image, par le chef opérateur, puis l’étalonneur. » Ainsi résume-t-il cette collaboration autour de l’image. « Ma position, en tout cas, est que ce n’est pas mon film mais celui du réalisateur ; je ne suis donc pas là pour imposer ma vision. Pour trouver ensemble l’image la plus juste, nos échanges se passent de mots techniques pour leur préférer ceux des sensations. L’étalonnage se fait à partir de ce que l’on sent du film, tout ce qui transpire du montage. Parfois, il ne faut pas avoir peur de remettre en question l’orientation, voire de révolutionner, toujours sous forme de proposition. Il est important d’aller là où ça vibre. »
L’étalonneur, la technique et l’instinct
Au cinéma, on voit avant d’entendre, et s’il ne faut pas seulement voir, c’est mieux quand la photographie est pleinement habitée par toute l’idée du film. Depuis plusieurs années, d’ailleurs, les outils techniques ne cessent d’augmenter et de se renouveler chaque année pour parfaire la fabrication de l’image. L’étalonnage, s’il existait déjà au temps de l’argentique et des bobines, a dû s’accommoder de cette exigence nouvelle de l’immense possibilité qu’offre le numérique, et ce, de plus en plus à mesure que les années passent.
« Un bon étalonneur doit avoir suffisamment assimilé la technique pour traduire l’intention en image et être un caméléon. Auquel cas, il risque d’utiliser toujours la même méthode pour développer l’image et de passer à côté du film. » Or, le danger est sans doute de se noyer dans la technique ou bien de ne pas assez l’explorer. Paradoxe tout autant que piège, donc, selon ce que semble nous dire Yov Moor de sa longue expérience.
« Des chefs opérateurs en 35 mm m’ont déjà confié leur difficulté avec le numérique, qui offre trop de choix. Mais selon moi, le numérique nous pose la question de là où l’on veut aller », insiste-t-il. Plus encore, l’étalonneur doit être suffisamment entraîné, surtout libre, pour pouvoir innover. « En tout, je n’ai pas une seule méthode quand je travaille, c’est le film qui l’impose. En Asie, par exemple, la manière de travailler est différente. Chaque plan et chaque scène a son aura, que l’on développe indépendamment de la continuité du film. Et je trouve cette méthode très intéressante, bien que fatigante, car elle demande toujours de l’émerveillement et de l’instinct à vif. En France, l’approche est différente : il y a souvent une intellectualisation qui peut être exceptionnelle, mais aussi un frein au geste. »
Yov Moor a d’ailleurs particulièrement aimé sa liberté d’action lors du tournage d’un film tibétain. « Après le neuvième jour d’étalonnage, nous sommes partis sur une image totalement différente au dixième jour. L’ouverture d’esprit couplée à la prise de risque était incroyable à vivre. Et le résultat, au final, était vraiment très juste. »
De l’art du bon étalonnage
Il y a d’un côté les prouesses d’un film de Wes Anderson ou des filmographies américaines, de l’autre les images arrêtées au seuil de l’histoire du film, comme effacées au service du sens général. Qui, des deux, a le mieux mis à profit l’étape de l’étalonnage ? « Si on ne se souvient que de l’image, pour moi cela veut dire qu’on est passé à côté de l’objet ultime, estime Yov Moor. Par exemple, l’image d’Alain Cavalier est parfaite selon moi ; pour autant, il n’y a pas de démonstration, mais elle est juste par rapport au film. Et si l’on obtient cela, c’est gagné. Le résultat d’un film est un tout, du son à l’image. Si l’on remarque davantage l’image, cela signifie que ce n’est pas un absolu. »
Mais encore, cela dépend du directeur de la photo, maître de l’image dans un film. Et tous n’ont pas les mêmes approches. « Je discutais avec un chef opérateur, assez esthétique dans son travail, à propos d’un autre chef opérateur, confie à ce titre Yov Moor. Il ne comprenait pas le choix des murs trop clairs, au profit d’une image plus sombre. Pour ma part, je trouvais justement que ce chef opérateur avait bien senti ce que transpirait le scénario et ce que souhaitait le réalisateur, il était donc très juste. Ce chef opérateur plus esthétique vient mettre une patine sur l’image, et c’est là où l’on retrouve des pattes, une esthétique, mais qui ne transpire pas le réalisateur et son point de vue pour le film. L’image ne doit pas dépasser le sujet, elle peut être sublime si le sujet est sublime. Selon moi, les grands chef opérateurs ont intégré cela. »
Photographie de Une : Yov Moor (DR)